Un chaos bien plus sauvage qu’escompté
En systèmes dynamiques, les systèmes ayant une infinité d’attracteurs se révèlent bien plus fréquents que l’on ne pensait, ce qui montre la grande richesse des comportements chaotiques.
Des domaines variés tels que la mécanique des fluides, l’économie ou encore l’écologie font émerger des systèmes mathématiques appelés systèmes dynamiques. Un tel système est un espace de phases paramétrant les états d’un système muni d’une loi d’évolution gouvernant leur comportement à court terme.
Les premiers exemples de systèmes dynamiques nous viennent de la mécanique céleste. Dans ce cas, l’espace des phases est formé par l’ensemble des positions et des vitesses de chacune des planètes. La loi d’évolution est donnée par l’équation différentielle du principe fondamental de Newton.
Pendant longtemps, on imaginait que les trajectoires des systèmes étaient bien compréhensibles et insensibles aux conditions initiales, tout comme le sont les orbites de deux corps célestes isolés. Cette vision a été bouleversée à la fin du XIXème siècle par Henri Poincaré1 qui a découvert un système dynamique formé de trois corps célestes dont les trajectoires sont d’une grande complexité (des courbes non analytiques) et extrêmement sensibles aux conditions initiales.
Cela a donné naissance à la théorie du chaos, dont l’objectif est, si l’on est optimiste, de savoir ce que l’on peut dire sur les comportements de presque toutes les trajectoires d’un système typique. En revanche, si l’on est pessimiste, cet objectif sera de montrer l’étendue de la richesse et de la complexité des comportements possibles d’un tel système.
Les écoles de Sinai et Anosov en URSS et de Smale aux USA ont suggéré un scénario optimiste, dans lequel un système dynamique typique pourrait être modélisé grâce aux outils de la physique statistique. Un exemple paradigmatique de leur théorie est le cas de N boules en mouvement dans une boîte ayant des collisions élastiques. Un théorème de Sinai-Simanyi2 montre que, typiquement, le système dynamique est sensible aux conditions initiales. De plus, presque toutes les trajectoires s’équi-répartissent en moyenne dans le temps dans l’espace des phases. C’est ce que l’on vérifie en regardant un baromètre dans une salle : le nombre de chocs sur la paroi est en moyenne constant. Un résultat similaire a été montré par Williams3 pour l’attracteur de Lorenz, ce-dernier modélisant les mouvements de convection dans l’atmosphère. Ce sont des exemples paradigmatiques d’attracteurs statistiques.
Jusqu’à récemment, beaucoup de mathématiciens étaient optimistes en pensant que l’on pouvait modéliser un système dynamique typique par un nombre fini de tels attracteurs statistiques. Il y aurait donc eu typiquement un nombre fini d’attracteurs le long desquels une trajectoire typique irait s’accumuler. On savait pourtant depuis les résultats de Newhouse4 que pour certains systèmes typiques, il existe des perturbations du système ayant une infinité d’attracteurs, munis chacun d’un comportement statistique très différent. Cependant ces perturbations étaient conjecturées comme improbables et donc non typiques. Récemment, Pierre Berger a montré5 que certains de ces systèmes n’étaient pas improbables et même abondants. Il va même plus loin en conjecturant6 que certains systèmes typiques ne sont pas modélisables par des statistiques. Il a pour cela introduit un nouveau concept mathématique : l’émergence. C’est assurément un résultat dérangeant, car il montre que le chaos s’avère bien plus sauvage que l’on espérait, mais suggère une grande richesse dans les comportements chaotiques possibles.
- 1H. Poincaré, Sur le problème des trois corps et les équation de la dynamique, Acta mathematica, 13, p. 1- 270 (1890).
- 2N. Simányi, The K-property of N billiard balls I., Invent. Math. 108, p. 521–548 (1992)
- 3J. Guckenheimer et R. F. Williams, Structural stability of Lorenz attractors, Inst. Hautes études Sci. Publ. Math., vol. 50, p. 59-72 (1979).
- 4S.E. Newhouse, Diffeomorphisms with infinitely many sinks, Topology, 13, p. 9-18 (1974).
- 5P. Berger, Generic family with robustly infinitely many sinks, Inventiones Mathematicae, 205, 121 (2016).
- 6P. Berger, Emergence and non-typicality of the finiteness of the attractors in many topologies, arXiv:1609.08803,09/2016.
Contact
Pierre Berger est chargé de recherches au CNRS. Il est membre du laboratoire Analyse, Géométrie et Applications (LAGA - CNRS, Université Paris-Nord & Université Vincennes-Saint-Denis).