Les groupes simples de rang de Morley 3 sont algébriques
La théorie des modèles est une branche de la logique mathématique dont l’histoire moderne commence en 1962. Il existe une façon de mesurer la taille des objets de la théorie des modèles. A la fin des années 70, les mathématiciens Cherlin et Zilber ont formulé une conjecture relative à cette notion de taille. Alors que la communauté des logiciens commençait à douter de la véracité de la conjecture, Olivier Frécon a récemment prouvé qu’elle est vraie dans un cas particulier important.
La théorie des modèles est une branche de la logique mathématique ayant de nombreuses interactions avec d'autres parties des mathématiques, certaines d'entre elles étant spectaculaires (conjecture de Mordell-Lang, espaces de Berkovich, conjecture de André-Oort...). On peut consulter [2] pour une présentation générale de la discipline.
La théorie des modèles peut être définie comme l'étude et la classification des structures à partir des énoncés. Ici, une structure $M$ désigne un ensemble non vide $M$ muni d'un ensemble constitué de fonctions $f:M^m\to M$, de relations $R\subseteq M^n$ et de constantes $c\in M$. Considérons par exemple l'ensemble ${\mathbb R}$ muni des opérations $+$, $-$ et $\times$ (lesquelles sont des fonctions, de ${\mathbb R}^2$ dans ${\mathbb R}$ pour $+$ et $\times$, et de ${\mathbb R}$ dans ${\mathbb R}$ pour $-$), de la relation $\leq$ (identifiée au sous-ensemble $\{(x,y)\in{\mathbb R}^2~|~x\leq y\}$ de ${\mathbb R}^2$) et des constantes $0$ et $1$. On note $R=({\mathbb R};+,-,\times,0,1,\leq)$ cette structure. Elle satisfait des énoncés de la forme : $$\forall x\forall y ((x\leq y\wedge y\leq x)\to x=y)~~~~~{\rm ou}~~~~\forall x \exists y(y+y=x)$$ Le résultat ci-dessous marque la naissance de la théorie des modèles.
Théorème de Löwenheim-Skolem (1915) - Soit $M$ une structure infinie. Pour tout cardinal infini $\kappa$, il y a une structure $N_\kappa$ de cardinal $\kappa$ satisfaisant les mêmes énoncés que $M$.
Presque 50 ans plus tard, Morley a démontré le théorème de catégoricité qui a apporté une seconde naissance à la discipline, et dont la preuve est souvent considérée comme le point de départ de la théorie des modèles moderne.
Théorème de catégoricité de Morley (1962) - Si la structure $N_\kappa$ du théorème ci-dessus est unique (à isomorphisme près) pour un cardinal indénombrable $\kappa$, alors $N_\kappa$ est unique pour tout cardinal indénombrable $\kappa$.
Une structure $M$ vérifiant l'hypothèse de ce théorème est dite $\aleph_1$-catégorique. Etant donné l'importance du théorème de catégoricité, il est souhaitable de mieux connaître les structures $\aleph_1$-catégoriques. Un contexte particulier où ce problème est susceptible de présenter un enjeu majeur est lorsqu'il est relié à l'algèbre, et il est donc pertinent de se concentrer sur les groupes, autrement dit sur les structures qui sont la base des structures étudiées en algèbre. Mieux encore, concentrons-nous sur les groupes simples qui sont les briques de base des autres groupes, et qui sont en outre les plus intéressants et les plus difficiles à comprendre.
Dans les années 70, ces objets ont été caractérisés comme ceux pouvant être munis d'une dimension naturelle issue de la théorie des modèles et appelée rang de Morley. Ce rang de Morley n'est pas défini pour une structure quelconque : son existence impose de fortes restrictions. D'autre part, le rang de Morley est défini comme étant un ordinal éventuellement infini.
Théorème
- (Baldwin, 1973) Les structures $\aleph_1$-catégoriques ont un rang de Morley fini.
- (Zilber, 1977) Les groupes simples de rang de Morley fini sont $\aleph_1$-catégoriques.
A défaut de pouvoir définir en quelques lignes le rang de Morley (on peut consulter [7] pour une présentation générale des groupes de rang de Morley fini), il est important de noter que les groupes algébriques définis sur un corps algébriquement clos forment la principale classe d'exemples de groupes de rang de Morley fini ; dans ce cas, le rang de Morley est simplement la dimension de Zariski. A la fin des années 70, Gregory Cherlin et Boris Zilber ont indépendamment conjecturé que, dans le cas des groupes simples, il n'y a pas d'autres groupes de rang de Morley fini.
Conjecture de Cherlin-Zilber - Tout groupe simple et infini de rang de Morley fini est un groupe algébrique défini sur un corps algébriquement clos.
Depuis 40 ans, il y a eu de nombreux travaux sur cette conjecture, avec des avancées majeures laissant espérer une réponse affirmative complète pour les groupes possédant des involutions. A l'heure actuelle, le principal aboutissement de la théorie est un profond théorème d'Altinel, Borovik et Cherlin disant que la conjecture est vraie pour les groupes ayant un sous-groupe infini d'exposant 2 [1]. Inversement, en l'absence d'involution, on sait très peu de chose sur les groupes simples de rang de Morley fini.
En réalité, dans [3], avant d'énoncer la conjecture, Cherlin a d'abord étudié les groupes de rang de Morley inférieur ou égal à 3. Il a pu conclure dans [3] qu'il n'existe pas de groupe simple de rang de Morley 1 ou 2 ; par contre des groupes, dits mauvais, ont fait obstacle à son étude des groupes de rang 3. Cet obstacle s'est peu à peu avéré majeur, puisque le problème a buté durant 40 ans sur ces mauvais groupes de rang de Morley 3. Depuis les années 90, on en était même venu à être persuadé de l'existence d'un contre-exemple à la conjecture de Cherlin-Zilber. En effet, Hrushovski a introduit dans [6] des méthodes permettant de construire des structures exotiques, et il a ainsi fourni des contre-exemples à des conjectures difficiles. Il était attendu que ces méthodes permettraient de construire un mauvais groupe de rang de Morley 3, c'est-à-dire un contre-exemple à la conjecture de Cherlin-Zilber.
Le théorème suivant montre qu'il n'existe pas de mauvais groupe de rang de Morley 3, ce qui clos le problème en rang de Morley 3. Surtout, il permet à nouveau d'espérer que
la conjecture de Cherlin-Zilber soit vraie en toute généralité.
Théorème [5] - La conjecture de Cherlin-Zilber est vraie pour les groupes simples de rang de Morley 3. En fait, un tel groupe est isomorphe à ${\rm PSL}_2(K)$ pour un corps algébriquement clos $K$.
Notons que de récents travaux de Deloro et Wiscons [4,10] montrent que les groupes simples de rang de Morley 4 ou 5 ont une structure très voisine de celle des feus mauvais groupes de rang de Morley 3. D'autre part, suite à [5], Poizat [8,9] a introduit et étudié
de nouvelles notions, les ensembles convexes et les symétrons, susceptibles d'étendre les arguments de [5] à des groupes de rang de Morley supérieur à 3. Tous ces travaux laissent entrevoir de prochaines avancées dans l'étude de la conjecture de Cherlin-Zilber.
Références
[1] Tuna Altinel, Alexandre V. Borovik, and Gregory Cherlin. Simple groups of finite Morley
rank, volume 145 of Mathematical Surveys and Monographs. American Mathematical Society, Providence, RI, 2008.
[2] E. Bouscaren. Introduction a la théorie des modèles. Gaz. Math., 149 : 18-32, 2016.
[3] Gregory Cherlin. Groups of small Morley rank. Ann. Math. Logic, 17(1-2) : 1-28, 1979.
[4] Adrien Deloro and Joshua Wiscons. Simple groups of Morley rank 5 are bad. J. Symb. Log., 83(3) : 1217-1228, 2018.
[5] Olivier Frecon. Simple groups of Morley rank 3 are algebraic. J. Amer. Math. Soc., 31(3) : 643-659, 2018.
[6] Ehud Hrushovski. A new strongly minimal set. Ann. Pure Appl. Logic, 62(2) :147{166, 1993. Stability in model theory, III (Trento, 1991).
[7] Bruno Poizat. Groupes stables. Nur al-Mantiq wal-Ma'rifah [Light of Logic and Knowledge], 2. Bruno Poizat, Lyon, 1987. Une tentative de conciliation entre la géometrie algébrique et la logique mathématique. [An attempt at reconciling algebraic geometry and mathematical logic].
[8] Bruno Poizat. Milieu et symétrie, une étude de la convexité dans les groupes sans involutions. J. Algebra, 497 : 143-163, 2018.
[9] Bruno Poizat. Symetries et translations. Preprint, 2018.
[10] Joshua Wiscons. Groups of Morley rank 4. J. Symb. Log., 81(1) : 65-79, 2016.
Contact
Olivier Frécon est maître de conférences à l’université de Poitiers. Il est membre du laboratoire Mathématiques et Applications (LMA - CNRS & Université de Poitiers).