Interview d'Olga Paris-Romaskevich
Interview d'Olga Paris-Romaskevich, chargée de recherches au CNRS, affectée à l'Institut de mathématiques de Marseille (I2M).
Quel est ton domaine de recherche ?
J’aime penser que mon domaine de recherche, les systèmes dynamiques, sont à la mathématique ce que le cinéma est au théâtre. C’est un domaine relativement nouveau qui a pris sa forme moderne au tournant du vingtième siècle et qui a rapidement gagné une place importante dans le paysage mathématique. Ses pionniers sont Henri Poincaré et George Birkhoff. Leur intention était de mettre un cadre rigoureux aux questionnements provenant de la mécanique – notamment, ceux du mouvement relatif des planètes (mécanique céleste) et du mouvement des molécules de gaz (mécanique statistique).
Depuis, les systèmes dynamiques ont beaucoup évolué et leur pratique s’est enrichie des liens avec d'autres domaines des mathématiques comme la théorie des nombres, la topologie, l’analyse complexe et la géométrie algébrique… Le lien avec la physique reste toujours très présent. Même si je ne cherche pas volontairement des motivations physiques pour le travail que je fais, elles me retrouvent toujours ! Cela me conduit à penser que des mathématiques ont toujours à voir avec le monde réel, même si cela m’est arrivé de prétendre l’inverse.
Un système dynamique, c’est un espace et une règle du jeu (une transformation de cet espace) qui peut être répétée infiniment. Qu’est-ce qui va arriver si la règle est répétée un nombre suffisant de fois ou d’itérations ? – voici la question principale de la dynamique, celle de l’évolution. Quand la règle est continue, on parle de flots – d’images fixes répétées assez régulièrement émerge quelque chose que nous percevons comme continu. Quand à chaque moment, plusieurs règles du jeu sont possibles, on parle d’action de groupe.
Depuis les quatre dernières années, je m’intéresse à une classe des systèmes dynamiques qui appelée billards dans les pavages. C’est un jeu qui est défini pour tout pavage du plan : une boule de billard y erre en suivant des segments de droites, et passe d’une tuile à l’autre en suivant la loi de réfraction de Descartes. Cela définit un comportement dynamique riche qui emmène aux questions de géométrie, théorie ergodique, combinatoire, topologie… et de la physique ! Pour certains pavages, la question de la dynamique de ces billards à coefficient de réfraction égal à -1 est équivalente à la question du comportement des électrons sur une surface de Fermi d’un métal dans un champ magnétique constant, posée par Sergueï Novikov dans les années 80.
Quel est ton parcours ?
Mes parents sont professeurs de mathématiques, et mon grand-père était chercheur en mécanique céleste. Même si je pense avoir fait beaucoup d’efforts, j'ai évidemment été privilégiée par mon environnement familial. J’ai passé des examens très compétitifs d'entrée dans un des lycées spécialisés en mathématiques de Moscou quand j’avais 13 ans, poussée par mon père. Puis, comme plus des deux tiers de mes camarades de classe, je suis entrée à la faculté de mathématiques et de mécanique à l’Université d’État de Moscou.
J’ai été attirée par les systèmes dynamiques dès le premier cours sur les équations différentielles à l’Université, que j’ai vus comme un langage pour penser la nature. Je me souviens quand notre professeur nous a dit qu’un champ de vecteurs c’est comme un champ de blé : en chaque point, au lieu d’avoir un épi de blé, nous avons un vecteur. Apprécier l’expression du vent dans un champ de blé, c’est intégrer une équation différentielle. Je pense à la première scène du Miroir d'Andreï Tarkovsky… Il y a quelque chose à la fois sensible et concret dans les systèmes dynamiques qui m’a séduite immédiatement.
J’ai commencé une thèse en systèmes dynamiques à l’École des Hautes Études en Sciences Economiques de Moscou, sous la direction d’Yulij Ilyashenko. Grâce à un programme d’échange, je suis allée pour un mois à l’ENS de Lyon, où j’ai pu rencontrer mon deuxième directeur de recherche, Étienne Ghys. Après mes deux soutenances, à Lyon et à Moscou, j’ai poursuivi ma carrière en France : j'ai été ATER à l’ENS de Lyon puis je suis allée à l’Université de Rennes 1 où j’ai passé deux années productives en post-doc.
Qu’as-tu fait avant d’entrer au CNRS ?
J’étais au chômage ! Chaque année depuis ma soutenance de thèse en 2016 je préparais un dossier pour le concours CNRS. Après trois échecs consécutifs, je me suis dit qu’il était temps d’arrêter d'essayer et faire complètement autre chose. J’ai commencé mon année de chômage en réfléchissant aux autres futurs possibles, en dehors de la recherche en mathématiques. J’ai quand même continué à faire des maths – pour dire adieu en bons termes, je devais finaliser quelques idées… Et là, j’ai réussi à prouver mon résultat que je considère aujourd'hui comme le plus joli à mes yeux (il concerne la dynamique symbolique des trajectoires dans des pavages par triangles). J’ai postulé au CNRS pour la quatrième fois et j’ai été prise.
Pourrais-tu nous parler de mathématiciens ou de mathématiciennes qui t’ont marqué ?
Ma culture mathématique et ma façon de faire les maths s’est formée sous l'influence d’Étienne Ghys – parfois grâce à lui, parfois en opposition… En thèse, j’ai été frappée par le fait que les mathématiques qu'Étienne racontait me paraissaient toujours belles ! Plus tard, j’ai compris que la beauté est dans les yeux de celui qui regarde. Étienne a une influence significative sur comment on voit et raconte les mathématiques en France, et je n’y ai pas échappé. Je soigne mes exposés afin de ne pas rendre moches les mathématiques qui ne le sont pas du tout.
Je suis reconnaissante à mes collaborateurs pour l’échange de pratiques qui se fait sans effort en passant des heures ensemble à réfléchir. J’ai beaucoup appris en travaillant avec Serge Cantat, en éthique de travail comme en géométrie algébrique. Ma collaboration actuelle avec Pascal Hubert m’apporte beaucoup de joie. J’admire son enthousiasme et sa stabilité psychologique – des qualités nécessaires pour un mathématicien qui veut aussi pouvoir vivre en dehors du monde des théorèmes.
Pour ce qui est des gens que je n’ai jamais rencontrés personnellement mais qui ont été des étoiles tellement grandes que leur lumière m’est parvenue, je pense à trois personnes.
D’abord, à William Thurston. Il est l’auteur des plus belles preuves que j'aie jamais apprises, j’en ai même eu des frissons. Son texte On proof and progress in mathematics m’a beaucoup marqué, particulièrement par son effort de sincérité tout à fait remarquable dans une communauté qui est peu habituée à parler des émotions (mais certainement plus simple aujourd’hui qu’en 1994).
Puis, à Maryam Mirzakhani. J'ai lu son interview dans Quanta Magazine où elle parlait de son approche des objets mathématiques comme des personnages d'un livre. Ses mots étaient pour moi comme un grand trésor, ils m’ont réconciliée avec l’idée que je pouvais au moins essayer de faire à la fois de la recherche en maths et des films – les deux choses dont, je pense, j’ai besoin pour être heureuse.
Et enfin, à John Conway. Je trouve inspirant son courage pour faire des mathématiques « punk », et le soin onomastique qui lui est propre – quelle bonne idée de donner le nom du topographe à l’ensemble des valeurs de la forme quadratique sur les rationnels, avec une rivière qui le traverse !
Je considère le métier de mathématicienne comme un métier artistique. J’essaie de le pratiquer en tant que tel. Je m’inspire donc de tout et de n’importe quoi ! Les personnes qui m’ont influencé dans ma manière de faire les mathématiques ne sont pas tous et toutes mathématicien.ne.s… Je ne mentionnerai que l’écriture sensible et concrète de Vladimir Nabokov, avec un regard perçant de géomètre.
Pourquoi le CNRS ?
Faire de la recherche en mathématiques, c’est transformer le temps (et pas le café !) en théorèmes. Le travail au CNRS me donne la liberté d'organiser mon temps d’une façon qui me permet d'être efficace dans mon activité de recherche. Mais aussi, et cela compte beaucoup pour moi, il me permet d’être utile à mon laboratoire et, plus largement, à ma communauté.
Je suis ravie que la diffusion des mathématiques soit valorisée au sein de l’INSMI. Depuis quelques années, elle a gagné une place importante dans ma démarche. Au bout du compte, nous espérons être utiles à la société. Si ce n’est pas avec nos théorèmes (dans cent ans), alors avec ce que nous sommes, dès aujourd’hui.
Contact
Olga Paris-Romaskevich est chargée de recherches au CNRS, affectée à l'Institut de mathématiques de Marseille (I2M - Aix-Marseille Université & CNRS).