Epijournaux en mathématiques : regards croisés sur un succès amené à se développer
Exclusivement numériques, les épijournaux sont accessibles à toutes et tous car hébergés sur des archives ouvertes comme HAL ou arXiv.
Solution économique, qualitative et collaborative, les épijournaux en mathématiques illustrent le succès d’une documentation organisée en science ouverte par et pour la communauté. Présentation et détails avec des membres du comité de suivi de l’Épijournal de Géométrie Algébrique (EpiGA) et Timothy Gowers, fondateur de la revue Discrete Analysis.
Avec
- Pierre-Emmanuel Chaput, professeur à l'Université de Lorraine (IECL), membre du comité de suivi d'EpiGA
- Benoît Claudon, professeur à l'Université de Rennes (IRMAR), vice-président publications à la Société Mathématique de France, membre du comité de suivi d'EpiGA
- Sir William Timothy Gowers, professeur au Collège de France et à l’Université de Cambridge (Royaume-Uni), membre associé étranger de l’Académie des Sciences, médaillé Fields (1998) et fondateur de Discrete Analysis.
- Gianluca Pacienza, professeur à l’Université de Lorraine (IECL), membre du comité de suivi d'EpiGA
Qu’est-ce qu’un épijournal ?
Dans la continuité d’un modèle en science ouverte, un épijournal (ou épirevue) est « un journal électronique qui n'héberge pas ses propres articles, mais qui contient des liens vers des prépublications hébergées sur un serveur tel que arXiv ou HAL », explique Timothy Gowers, professeur au Collège de France et à l’Université de Cambridge (Royaume-Uni), médaillé Fields (1998).
« C’est là l’unique différence avec les journaux dits « classiques » mais elle est de taille », explique le comité de suivi d’EpiGA. « En effet, pour soumettre un article dans un épijournal, l’article doit être déposé sur une archive ouverte. Ensuite, le processus d’évaluation suit son cours habituel (relecture par les pairs, en simple aveugle, double aveugle ou ouverte suivant la politique de l'épijournal en question) et, si l’article est accepté, la version publiée sera en premier lieu déposée sur l’archive ouverte comme une nouvelle version de la soumission initiale : l’article sera de fait accessible à toutes et tous sur l’archive ouverte et sur le site du journal. Si on en revient à l’étymologie, un épijournal peut donc être vu comme une « couche » additionnelle d’une archive ouverte (du grec ἐπί « sur, au-dessus »). Le terme anglais est encore plus parlant : overlay journal ».
Comment s’organise la publication dans un épijournal ?
Le comité de suivi d’EpiGA : « Une plateforme est nécessaire pour interconnecter les archives ouvertes et le site de gestion éditoriale. Dans le cas d’EpiGA, il s’agit d’Épisciences, un projet du Centre pour la communication scientifique directe (CCSD). Cette plateforme est reliée aux archives arXiv, HAL et Zenodo.
Les articles publiés dans des épijournaux bénéficient la plupart du temps d’une mise aux normes pour uniformiser l’apparence et le style (et les rattacher au journal). C’est le cas pour EpiGA : les articles sont mis aux normes et une feuille de style est appliquée. C’est un travail que nous avons eu la possibilité d’externaliser grâce à plusieurs soutiens financiers : principalement le Fonds National pour la Science Ouverte (FNSO) et le service commun de la documentation de l’Université de Lorraine, mais aussi l’Université d’Amsterdam et le projet KOALA ».
Comment votre épijournal est-il soutenu, à la fois financièrement et humainement ?
Le comité de suivi d’EpiGA : « Un journal comme EpiGA permet de contrôler les coûts puisque ceux-ci sont répartis sur plusieurs postes bien identifiés :
- Le travail des chercheuses et chercheurs, que ce soit comme éditrices/éditeurs, relectrices/relecteurs ou autrices/auteurs. Ce travail n’est quasiment jamais chiffré dans le bilan financier d’un journal académique.
- Le travail de mise aux normes. Comme expliqué ci-dessus, nous pouvons le financer grâce à différents soutiens et c’est un coût qui n’augmente pas de façon inconsidérée car ne nécessitant pas une infrastructure extrêmement sophistiquée. Pour ce qui est d’EpiGA, cette partie du financement représente environ 8000 € par an pour 800 pages publiées.
- Enfin, la plateforme et le système de gestion éditoriale. Cette partie est complètement prise en charge par le CCSD et c’est donc (encore une fois) l’argent public qui permet de financer ce dernier poste. La plateforme accueillant actuellement 36 épi-journaux, cette partie est donc mutualisée avec un nombre important d’acteurs académiques, ce qui fait mécaniquement baisser les coûts ».
Timothy Gowers : « Jusqu'à présent, Discrete Analysis a été financé en partie par l'Université de Cambridge et en partie par un don privé de la Stanhill Foundation. Mais la principale façon dont les épijournaux répondent à l'augmentation des coûts de publication est de montrer que ces coûts sont en grande partie inutiles. Par exemple, Discrete Analysis publie environ 20 articles par an, et nos frais de fonctionnement annuels sont inférieurs aux frais de publication d'un seul article publié dans une revue typique de l'un des principaux éditeurs commerciaux. Pour passer à une revue traitant davantage d'articles, il serait nécessaire d'ajouter des frais administratifs, mais le coût total resterait bien inférieur à celui de l'un des principaux éditeurs ».
Quel est votre ressenti sur le succès de ces épijournaux ?
Timothy Gowers : « Les revues électroniques auxquelles j'ai participé se sont établies avec succès. Il existe quelques difficultés initiales, comme l’absence de réputation (bonne ou mauvaise) d’une revue, et certains pays insistent pour que leurs universitaires ne soumettent leurs articles qu'à des revues qui appartiennent à certaines listes, ou qui ont des facteurs d'impact. Toutefois, ces inconvénients peuvent être combattus par un comité de rédaction suffisamment solide, qui donne à la communauté concernée confiance dans la qualité de la revue. Et bien sûr, il est possible d'accroître cette confiance en étant sélectif quant aux articles que l'on publie. J'ai été très surpris par la rapidité avec laquelle Discrete Analysis a acquis la réputation d'être une revue de haute qualité, et nous recevons un flux régulier de soumissions. Il en va de même pour une autre revue, Advances in Combinatorics, dont je dirais qu'elle est aujourd'hui la meilleure revue spécialisée en combinatoire, ce qu'elle a obtenu par la simple mesure de n'accepter que les articles dépassant un certain niveau, même si, au début, cela signifiait ne pas publier beaucoup d'articles ».
Le comité de suivi d’EpiGA : « Il est difficile de parler au nom des autres revues hébergées par la plateforme Épisciences et encore moins pour les épijournaux qui existent hors de cette dernière. Cependant, il y a clairement une dynamique de création de journaux sur Épisciences : quand nous avons lancé EpiGA en 2016, il n’y avait guère plus de 5 revues sur la plateforme alors qu’actuellement il y en a 36 ! Pour ce qui est d’EpiGA, c’est un journal qui fait maintenant partie des revues de référence dans le domaine de la géométrie algébrique (avec Algebraic Geometry de la « Foundation Compositio Mathematica » et Journal of Algebraic Geometry de l’American Mathematical Society). L’augmentation de la visibilité du journal se constate aussi sur le flux entrant de soumissions : une soixantaine de soumissions par an, ce qui pour un journal spécialisé en mathématiques est signe de bonne santé. De plus, les soumissions viennent de différents endroits du globe et pas seulement de l’Hexagone, ce qui signifie que, bien que diffusé par une plateforme française et portant un titre en français, le journal est visible sur le plan international. En conclusion, nous sommes très contents (et un peu fiers aussi !) de la trajectoire d’EpiGA. »
Quels conseils donneriez-vous à une ou un collègue souhaitant se lancer dans la création d’un épijournal ?
Le comité de suivi d’EpiGA : « Plutôt que donner des conseils, nous préférons partager des éléments qui ont été importants pour nous : une forte motivation et cohésion parmi les initiatrices et initiateurs du projet, le fait qu’une partie de notre communauté soit sensible aux problèmes de l’édition scientifique, le choix de membres du comité éditorial de grande renommée internationale, gage de qualité et de visibilité du projet ».
Timothy Gowers : « Tout d'abord, je dirais qu'il est important d'avoir un comité de rédaction composé de personnes qui inspireront confiance aux personnes qui, vous l'espérez, soumettront des articles à la revue. Pour cela, il peut être important d'avoir une idée claire de l'objectif exact de la revue : voulez-vous créer une revue dans un domaine qui n'avait pas auparavant de revue spécialisée (l'Analyse Discrète joue ce rôle pour la combinatoire additive, par exemple, bien qu'elle soit en fait plus large que cela), ou votre objectif principal est-il d'avoir une revue spécialisée dans un domaine qui n'a actuellement que des revues traditionnelles onéreuses ? Quel que soit l'objectif, essayez de vous y tenir afin que la revue puisse rapidement se forger une identité. Par exemple, s'il s'agit d'une revue très sélective, ne soyez pas tenté d'accepter des articles de moindre qualité simplement pour faire du chiffre.
Un conseil plus difficile à suivre est de faire connaître la revue autant que possible. J'ai eu la chance d'avoir une présence importante sur les médias sociaux, ce qui m'a permis de faire passer le message rapidement. Si vous n'êtes pas dans cette situation, il serait peut-être bon de trouver quelqu'un qui l'est et qui serait prêt à aider à faire connaître la nouvelle revue ».
Pour en savoir plus :
- Retrouvez ici tous les articles de l’Insmi sur la science ouverte