Giorgio Parisi et la turbulence, par Yves Meyer
Giorgio Parisi a effectué une brève incursion en turbulence, une partie de la physique éloignée de ses préoccupations en théorie du chaos et en physique statistique. Mais l'apport d'idées issues d'un domaine différent a donné à la turbulence un éclairage nouveau, et a conduit à la naissance de l'analyse multifractale, à l'interface entre mathématiques, physique et traitement du signal, dans laquelle des scientifiques français se sont particulièrement illustrés.
En 1983, lors d'une école d'été de physique à Varenna, au bord du lac de Côme, Uriel Frisch, spécialiste de la physique de la turbulence, expose les dernières avancées dans ce domaine et le rôle central qu'y joue la fonction d'échelle de Kolmogorov. Revenons 40 ans en arrière : durant la seconde guerre mondiale, Andreï Kolmogorov, qui s'était illustré jusque là sur des questions de mathématiques très fondamentales, s'aventurait lui aussi dans l'étude de la turbulence, motivé par des applications urgentes en aéronautique. Il introduit la notion suivante :
Notons $f$ une fonction de $d$ variables (par exemple la vitesse d'un écoulement turbulent dans une soufflerie) ; la fonction d'échelle de $f$, notée $\zeta_f (p)$, est définie implicitement par1
\begin{equation} \label{foncech} \int | f (x+\delta) -f (x) |^p dx \sim |\delta |^{ \zeta_f (p)} \quad \mbox{ quand } | \delta| \rightarrow 0 \quad \quad (1)\end{equation}
Dans l'article [19] de 1941, considéré comme l'un des travaux fondateurs de l'étude de la turbulence, il montre que la fonction d'échelle fournit des invariants physiques universels qui sont une des clefs de la compréhension du mécanisme de dissipation d'énergie quasi instantanée au sein d'un écoulement turbulent. On observe expérimentalement que cette dissipation s'effectue grâce à la cascade de Richardson, décrite dès 1922 : les grands tourbillons se fragmentent très vite en tourbillons de plus en plus petits, et ce jusqu'à ce qu'ils atteignent l'échelle de dissipation du fluide, et disparaissent [15]. La compréhension de ce phénomène était, et reste encore aujourd'hui, l'un des grands problèmes de la physique ; Werner Heisenberg a déclaré : Avant ma mort, j'espère que quelqu'un clarifiera la mécanique quantique. Après ma mort, j'espère que Dieu m'expliquera la turbulence.
Lorsqu'Uriel Frisch expose les propriétés de la fonction d'échelle à l'école de Varenna, l'approche par la physique statistique de Giorgio Parisi lui fournit une interprétation nouvelle, en terme de répartition des singularités ponctuelles de $f$. Ils mettent au point ces idées, rédigées dans un court appendice dans les proceedings de cette école d'été [24], et ces quelques pages, qui auraient pu passer inaperçues, vont au contraire avoir un impact profond dans plusieurs sciences.
Esquissons l'idée qui y est formalisée. La régularité ponctuelle de $f$ en un point $x_0$ est mesurée au moyen de son exposant de Hölder, noté $h (x_0)$, que l'on peut définir (pour des exposants inférieurs à 1) de façon informelle par
\begin{equation} \label{exphol} |f(x) -f(x_0) | \sim | x-x_0|^{ h(x_0) } , \quad \mbox{ quand } x\rightarrow x_0 . \quad \quad (2)\end{equation}
Les ensembles de singularités isohölderiens de $f$ sont formés par les points présentant la même régularité
\[ E_f(H) = \left\{ x_0 : \hspace{3mm} h (x_0) =H\right\} . \]
Estimons la contribution à (1) des intervalles de longueur $\delta$ contenant un point $x\in E_f(H)$ ; d’après (2), $|f (x+\delta) -f (x)| \sim | \delta|^{ H } $ ; supposons maintenant que l'ensemble $E_f(H)$ peut être recouvert par $| \delta|^{-D_f(H)} $ cubes de largeur $| \delta|$ ($D_f(H)$ est la dimension fractionnaire de $E_f(H)$). Cette contribution est de l'ordre de grandeur de $| \delta|^{ d+ Hp -D_f(H) } $. Quand $\delta \rightarrow 0$, la contribution dominante correspond à la valeur de $H$ pour laquelle l'exposant $d+ Hp -D_f(H) $ est le plus petit possible. On s’attend donc à ce que \[ \zeta_f (p) = \inf_H (d+ Hp -D_f(H) ), \] formule qui explique comment la fonction d'échelle prend en compte les intensités des différents ensembles de singularités ponctuelles pondérées par leurs tailles respectives ; $\zeta_f$ et $D_f$ se déduisent l'un de l'autre par une transformée de Legendre-Fenchel, et l'on a donc aussi
\begin{equation} \label{formult} D_f (H )= \inf_p (hp -\zeta_f (p) + d) . \quad \quad (3)\end{equation}
Les ensembles $E_f(H) $ de singularités isohölderiens de $f$ forment une collection d'ensembles fractals dont les dimensions fractionnaires sont fournies par cette formule, d'où la terminologie d'analyse multifractale, et on appelle $D_f(H)$ le spectre multifractal de $f$. Cette nouvelle notion a connu une grande fortune bien au-delà de l'étude de la turbulence : ainsi, Frederik Johansson Viklund et Gregory Lawler ont mis en évidence les propriétés multifractales du SLE (Schramm-Loewner evolution) [25], les processus de Lévy ont des trajectoires multifractales [16], et c'est aussi le cas de certaines fonctions déterministes partout irrégulières comme la fonction de Brjuno, qui joue un rôle clef dans les problèmes de petits diviseurs pour les systèmes dynamiques holomorphes [18]. Le cadre général de l'analyse multifractale s'est avéré pertinent pour l'étude d'autres quantités que la régularité ponctuelle : vitesse de convergence ou de divergence des séries de Fourier [10], ou de moyennes ergodiques [14] par exemple, et des méthodes générales, comme la théorie de l'ubiquité, ont été motivées par ces questions, et ont permis de mettre en lumière des liens insoupçonnés entre des parties des mathématiques très diverses, comme les processus aléatoires ponctuels et l'approximation diophantienne, cf. les travaux de Julien Barral, Arnaud Durand et Stéphane Seuret [8, 9, 13].
Si l'exposant de Hölder d'un signal varie très fortement d'un point à un autre, il est impossible de l'estimer numériquement, alors que la détermination de $\zeta_f $, basée sur des moyennes, est possible, et (3) donne alors un accès direct au spectre multifractal. Dès qu'U. Frisch et G. Parisi ont proposé cette formule, elle a immédiatement fasciné les mathématiciens [11] ; en effet, la justification que nous avons esquissée n'est pas rigoureuse mais on peut vérifier sa validité sur de très nombreuses fonctions et processus aléatoires, et notamment les modèles de cascade proposés par Benoît Mandelbrot pour modéliser la turbulence [22], ainsi que leurs généralisations [15, 12], dont la théorie mathématique a été initialement développée par Jean-Pierre Kahane, Jacques Peyrière, Julien Barral et leurs collaborateurs, cf [7].
Suite à l'article d'Uriel Frisch et Giorgio Parisi, une première avancée importante a été la reformulation de la fonction d'échelle pour lui donner une rôle prédictif plus précis. Alain Arneodo et ses collaborateurs ont proposé d'y remplacer les accroissements de la fonction $f$ par sa transformée continue en ondelette, obtenue en calculant les corrélations de $f$ avec toutes les translatées-dilatées d'une ondelette $\psi$ bien localisée :
\begin{equation} \label{dec} C_{a,b} (f) = \frac{1}{a}\int_{\mathbb R} f(t) \; \psi \left(\frac{t-b}{a}\right) dt \qquad ( a >0, \quad b \in {\mathbb R} ); \quad \quad (4)\end{equation}
en effet, si $\psi$ est d'intégrale nulle, on peut interpréter $C_{a,b} (f)$ comme des accroissements de $f$ à l'échelle $a$ et moyennés autour de $b$. S’inspirant du codage de la transformée continue en ondelettes qu'effectuait Stéphane Mallat, ils discrétisent l'intégrale (1) en la remplaçant par une sommes prise là où la transformée en ondelettes prend ses valeurs les plus significatives, c'est-à-dire sur ses extrema locaux [6]. Cette restriction permet d'étendre la fonction d'échelle de Kolmogorov à des valeurs de $p$ négatives de façon numériquement stable (l'intégrale (1) peut diverger si une renormalisation de ce type n'est pas effectuée), élargissant ainsi l'ensemble des paramètres pour lesquels on peut l'utiliser, notamment pour la validation de modèles. Un autre apport majeur d'Alain Arneodo est d'avoir compris la portée très générale de cet outil d'analyse et de l'avoir mis en œuvre dans une grande variété d'applications, comme l'analyse de séquences d'ADN, ou l'analyse de mammographies, permettant une détection précoce des cancers du sein, cf [5, 4]. Cette méthode souffre cependant de deux limitations : d'une part la complexité des calculs liés à la détermination des maxima locaux de la transformée continue en ondelettes, et d'autre part l'absence de résultats mathématiques permettant de la valider, du fait de notre mauvaise compréhension de la structure de ces maxima. Ces deux blocages disparaissent si l'on remplace la transformée continue en ondelettes par sa version discrète : pour des choix particuliers de $\psi$, les translatées-dilatées $2^{j/2}\psi (2^j x-k) $, où $j$ et $k$ sont des entiers, forment une base orthonormée de $L^2 ({\mathbb R})$, cf [21]. Les algorithmes rapides découverts par Stéphane Mallat permettent une décomposition des signaux en ${\mathcal O} (N)$ opérations si l'on utilise des ondelettes de Daubechies ; on remplace les maxima locaux de la transformée en ondelettes par des suprema locaux des coefficients $c_{j,k} (f) = \int f(x) \psi (2^j x-k) dx $ : l'ondelette $\psi (2^j x-k)$ étant centrée au voisinage du point $k / 2^{j}$, la nouvelle fonction d'échelle $\eta_f (p)$ est construite à partir des coefficients dominants
\[ d_{j,k} = \sup_{j' \geq j, \left| \frac{k}{2^{j}} - \frac{k'}{2^{j'}}\right| \leq 2\cdot 2^{-j} } \left| c_{j', k'} \right| ; \]
elle s'en déduit comme précédemment par une régression log-log
\[ 2^{-dj} \sum_k (d_{j,k})^p \sim 2^{ -\eta_f (p) j} ; \]
elle est aussi définie pour les $p$ négatif et permet d'estimer le spectre multifractal : sous une hypothèse peu contraignante de régularité globale de $f$, Stéphane Jaffard [17] a montré que
\begin{equation} \label{formult2} D_f (H )\leq \inf_{p\in {\mathbb R}} (hp -\eta_f (p) + d) . \quad \quad (5)\end{equation}
Cette formulation a permis à Patrice Abry, Stéphane Jaffard, Herwig Wendt et leurs collaborateurs d'utiliser cette technique comme outil de classification dans des applications aussi diverses que l'étude de l'évolution de la texture des peintures de Van Gogh [1], la classification de papiers photographiques anciens [2], l'analyse du rythme cardiaque [3], ou de signaux économiques [17].
Revenons maintenant aux problèmes posés par Uriel Frisch à l'école d'été de Varenna : « Les méthodes d'ondelettes permettent-elles de mieux comprendre la mécanique régissant la cascade de Richardson ? » Les premiers espoirs des pionniers du domaine se sont révélés trop optimistes : le « microscope mathématique » fourni par la transformée continue en ondelettes (4) ne semble pas donner un accès direct à une dynamique sous-jacente à la construction de la cascade. De plus, contrairement à une sur-interprétation de la formule (3) courante dans les années 1990, on sait aujourd'hui que la multifractalité n'est pas a priori conséquence d'une organisation interne des oscillations de la fonction à différentes échelles régie par un phénomène de cascade ; en effet la fonction d'échelle de Kolmogorov peut s'interpréter comme le fait que le signal étudié appartient à une intersection d'espaces de Sobolev, et Stéphane Jaffard a montré qu'une fonction « générique » d'un tel espace fonctionnel est multifractale et vérifie (3) (le terme « générique » est à prendre au sens des catégories de Baire). Par contre, plus modestement, les méthodes d'ondelettes ont permis une avancée concernant la sélection de modèles : deux des modèles de turbulence les plus populaires parmi les physiciens, les modèles de cascade log-normale et log-Poisson ont essentiellement la même fonction d'échelle pour $p >0$ et se distinguent pour les valeurs négatives de $p$ ; l'extension de la fonction d'échelle à ces valeurs a montré que les modèle log-Poisson n'est pas compatible avec les données expérimentales de turbulence mesurées en soufflerie, alors que le modèle log-normal l'est, cf [23, 20].
- 1Mathématiquement, la définition précise de ζf(p) est donnée par la limite inférieure du rapport du logarithme de l'intégrale par le logarithme de |δ|.
Références
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