Interview de Jean Fasel, conférencier invité à l'ICM2022
Interview de Jean Fasel, professeur à l'Université Grenoble-Alpes, membre de l'Institut Fourier (CNRS/Université Grenoble-Alpes), conférencier invité à l'ICM2022 dans la section 4, Géométrie algébrique et complexe.
Quel est votre domaine de recherche ?
Je m’intéresse à des problèmes de nature plutôt algébrique, comme par exemple le problème de comprendre la structure des modules projectifs sur un anneau donné. Les techniques utilisées pour résoudre ce genre de questions ont beaucoup évolué ces dernières années, avec notamment l’introduction de méthodes dites « motiviques » qui permettent d’importer des techniques de topologie algébrique pour résoudre des questions très algébriques.
Où trouvez-vous les problèmes sur lesquels vous travaillez ?
La question de l’origine des questions en mathématiques est quelque chose de très compliqué. Il y a un nombre infini de problèmes intéressants, et probablement que l’une des manières de mesurer leur intérêt est de voir s’ils ont une application ou une portée dans d’autres domaines des mathématiques, ou dans des domaines des mathématiques proches de la physique, de la biologie, de la finance…
Je suis dans un domaine qui est assez loin de ce genre d’applications, même s’il y a parfois des liens avec des choses plus concrètes comme la théorie de l’information ou le codage. Les questions sont donc plutôt « internes », il s’agit en partie de problèmes qui ont été posés dans les années 1970 et qu’on arrive maintenant après quelques années à résoudre en partie.
Qu’est-ce qui vous a amené à faire des mathématiques ?
Je n’aimais pas particulièrement les mathématiques au lycée. Après le baccalauréat, j’ai commencé des études de français médiéval et d’histoire. Assez rapidement je me suis rendu compte que ce n’était pas vraiment ce que je voulais. Un ami physicien a essayé de me convaincre de faire de la physique. J’ai trouvé cela très intéressant mais il y avait quelque chose qui me dérangeait un peu : avec la physique, j’avais l’impression d’apprendre un métier, c’est-à-dire de pouvoir faire quelque chose de concret après, alors que je n’étais pas du tout intéressé par le côté professionnalisant de ma formation. J’ai choisi les mathématiques par défi pour commencer et ensuite parce que j’étais absolument sûr que jamais je n’aurai de métier lié aux mathématiques. Je le prenais comme une formation, une sorte de musculation mentale avant d’aller faire autre chose ailleurs. Quand j’ai commencé à étudier sérieusement, j’ai presque immédiatement été passionné et je n’ai jamais quitté la salle de musculation ! Il est très rare que je passe une journée sans penser à des maths, même en vacances.
Qu’est-ce que vous aimez dans le métier de mathématicien ?
Ce que je préfère dans le métier de mathématicien c’est cette liberté créatrice complètement indépendante de quoi que ce soit. Si je veux m’intéresser à la théorie de l’évolution en biologie, je vais avoir besoin d’un laboratoire, de collègues, de financement… En mathématiques, il n’y a pas ça. On va s’intéresser à un problème, point final. Si on a suffisamment de chance on va le comprendre. Si on a encore plus de chance, on va le résoudre. Tout à la fin, si on l’a résolu, on peut penser à quelque chose de complètement différent et puis suivre ses intérêts.
C’est évidemment un peu romancé parce qu’on est tout de même dépendant de pas mal de choses : ne serait-ce que pour obtenir un poste, il faut résoudre des problèmes qui intéressent les gens. Mais une fois que c’est atteint, on pourrait très bien se dire : maintenant je vais m’intéresser aux relations entre les mathématiques et la littérature médiévale, par exemple. C’est un point que je trouve extrêmement intéressant et suffisamment rare dans le monde professionnel actuel pour être signalé. C’est pour cela que je dirais aux gens qui se dirigent vers une carrière scientifique et en particulier vers les mathématiques que c’est cette liberté qui nous reste malgré tout, et qui est peut-être plus grande que partout ailleurs.
Quel équilibre trouvez-vous entre enseignement et recherche ?
On enseigne à tous les niveaux. Plus on enseigne à un haut niveau plus il y a un lien profond entre la recherche et l’enseignement. Mais je pense que le lien est fondamental, qu’il est difficile de faire l’un sans l’autre. Pour le dire encore une fois en termes de musculation mentale, si on fait de la recherche, on se muscle suffisamment pour avoir beaucoup de recul sur un sujet et savoir exactement quelles sont les difficultés, comment les expliquer, comment éviter les écueils.
Ce qui est un tout petit peu frustrant peut-être, c’est le fait que les mathématiques sont souvent enseignées comme quelque chose d’utilitaire : on n’enseigne pas seulement à des personnes qui vont faire des mathématiques mais aussi à des personnes qui font de l’informatique ou de la biologie, et très peu d’entre elles font des mathématiques par intérêt. Il faut donc toujours expliquer pourquoi on fait les choses alors que pour nous c’est souvent une motivation secondaire. Si on fait des mathématiques, c’est parce que cela nous intéresse.
C’est un problème qu’on peut aborder en termes de recherche et se demander : dans la recherche, qu’est-ce qui m’a passionné ? Quels sont les buts qu’on peut atteindre ? Est-ce que ceci peut intéresser les étudiants pour qu’ils arrivent à passer au-dessus d’un théorème difficile ? C’est peut-être le lien le plus profond entre recherche et enseignement.
Comment décririez-vous votre métier ?
Mon métier est un métier-passion, il faut aimer se poser des questions, beaucoup résister à la frustration parce que on a beau parfois résoudre des problèmes, l’immense majorité des questions qu’on peut se poser ne sera pas résolue par nous ou probablement même pas du temps où on sera vivant, donc c’est un métier où il faut être extrêmement endurant sur la frustration et suffisamment endurant pour réfléchir tous les jours sur des problèmes qui nous dépassent. Il faut aimer chercher plus que trouver. C’est ce qui décrit le mieux les mathématiciens.
Y a-t-il un lieu ou des séjours qui ont été décisifs pour vous ?
J’ai fait mon doctorat en Suisse dans un institut où nous étions peu nombreux. Il y avait moins d’une dizaine de professeurs et très peu d’étudiants. Les autres doctorants travaillaient sur des sujets complètement différents et il était très compliqué de discuter de mathématiques. J’avais l’impression de faire ma thèse de manière isolée.
J’ai ensuite été post-doctorant à l’Institut Tata de recherche fondamentale à Bombay et je me suis trouvé dans un institut où il y avait énormément de monde, des étudiants et des gens qui étaient intéressés à ce que j’avais fait dans ma thèse. Cela m’a énormément surpris ! J’ai découvert que je faisais partie d’un tout, d’un monde mathématique qui n’arrêtait pas de bouger, cela m’a beaucoup stimulé. C’est à ce moment-là que j’ai vraiment commencé à être un mathématicien, quand je me suis rendu compte que je faisais partie d’une grande famille plutôt que d’être une personne isolée.
Qu’est-ce que l’élégance en mathématiques pour vous ?
La motivation esthétique est la première des motivations, en tout cas pour moi. Je pense que la seule mesure d’une démonstration ou d’une théorie, outre le fait qu’elle soit vraie c’est sa valeur esthétique. Qu’est ce qui est esthétique ? J’ai tendance à croire que quelque chose de très esthétique, c’est de dévoiler un principe simple qui peut expliquer des phénomènes a priori très compliqués.
Pour prendre un exemple en-dehors des mathématiques, je pense que la théorie de l’évolution est quelque chose de très esthétique. Avant cette théorie, il y avait beaucoup de confusion. Chaque espèce semblait évoluer selon ses propres règles. Si on se spécialise sur les souris par exemple, on peut dire : les souris étaient comme ceci et ont évolué comme cela donc ce doit être comme cela. Et puis si on pense aux girafes, c’est encore différent. Et tout à coup Darwin arrive et dit : il y a un principe très simple qui fait qu’il y a des mutations et que les meilleures mutations restent. Et ceci explique tout de manière extrêmement claire. C’est une découverte que je trouve incroyable.
Y a-t-il un lien profond entre littérature médiévale et mathématiques ?
Le lien profond que je voyais à l’époque, c’était le côté non-professionnalisant. Je ne me voyais pas faire ma vie avec un diplôme de littérature médiévale. Il y avait quelque chose aussi d’amusement gratuit ou de musculation, c’était peut-être un premier point commun.
Et puis l’autre point commun, c’est cette valeur esthétique. Quand on s’intéresse à la poésie médiévale, on ne sait pas comment les gens prononçaient vraiment les choses, c’est difficile de recréer les sons. Il y avait ce processus de transformation du latin au français et je pense qu’il était motivé par des valeurs esthétiques : si je dois choisir parmi 100 mots, peut-être que je choisirai celui que je trouve le plus esthétique ou prononçable – on retrouve cette théorie de l’évolution. Et je pense qu’il y a cela dans les mathématiques aussi : si je dois retenir 100 résultats différents, peut-être que je vais prendre le plus esthétique ou celui qui a le plus de portée.
Quel est votre lien à la diffusion des mathématiques ?
Quand on écrit un papier, les gens ont parfois envie d’en savoir plus sur les détails, donc on diffuse cela aux collègues. C’est le niveau courant : la diffusion auprès des collaborateurs ou devant des spécialistes.
Après il y a le niveau d’au-dessus, c’est ce qu’on appelle le colloquium, l’exposé à une audience mathématique non spécialisée dans le domaine : exposé de l’évolution d’un sujet, les problèmes intéressants, ce qu’il reste à faire.
Et puis il y a le degré encore au-dessus, c’est la conférence grand public. C’est un exercice que je trouve extrêmement compliqué. J’en ai fait quelques-unes, notamment au niveau du lycée. C’est très difficile de faire quelque chose d’à la fois juste, intéressant et d’une difficulté raisonnable.
Je pense qu’il y a un problème profond dans les mathématiques, c’est le manque de communication du milieu avec le reste du monde et notamment le monde politique et le monde professionnel, même si beaucoup de collègues font beaucoup d’efforts pour parler mathématiques aux étudiants, aux lycéens. Si vous prenez un journal quelconque, que vous le lisez tous les jours pendant plusieurs années, vous aurez peut-être une fois de temps en temps un article qui parle de mathématiques. C’est dommage que cela ne fasse pas plus partie de la culture parce que c’est quelque chose qui est présent dans la vie de tout le monde en permanence.
En plus, il y a un vrai intérêt. Quand je rencontre des personnes et que je dis que je suis mathématicien, immédiatement les gens sont très intrigués. C’est moi qui ai de la peine à expliquer en mots simples les choses. On peut faire certains parallèles, motiver par analogie. Ils disent : alors c’est cela que tu fais ? Et je réponds : eh bien non, pas vraiment, c’est une image. Ils repartent toujours un peu déçus!
La difficulté est que pour rendre correctement un énoncé, il faut un peu de technique et cette technique n’est pas répandue. Un exposé grand public demande beaucoup plus de préparation que d’aller parler de ce qu’on fait au collègue dans le bureau d’à côté. Il y a un poids, une information à apporter qui est beaucoup plus importante.
Contact
Jean Fasel est professeur à l'Université Grenoble-Alpes, membre de l'Institut Fourier (UMR5582 - CNRS/Université Grenoble-Alpes).
Orateurs et oratrices à l'ICM 2022
Liste des collègues orateurs et oratrices de l’ICM 2022, qui se tiendra du 6 au 14 juillet en ligne.