Interview de Marie-France Vigneras, conférencière Emmy Noether à l'ICM2022

Quel est votre domaine de recherche ?

Les représentations des groupes réductifs p-adiques.

Qu’est-ce qui vous a amenée à faire des mathématiques ?

Mes professeurs : de math-elem au lycée Van-Vollenhoven à Dakar, et à l’Université de Bordeaux.

Comment décririez-vous votre métier ?

Passionnant, une drogue.

Y a-t-il des lieux ou des rencontres qui ont été décisifs dans votre carrière ?

Ma carrière a été facile, à l’époque il n’y avait pas de problème de recrutement dans les universités. J’ai pensé plusieurs fois que je devais faire autre chose dans ma vie. Ce qui a été décisif pour ne pas le faire est : à Bordeaux, l’atmosphère stimulante du département de mathématiques, les mathématiciens fantastiques invités et que je rencontrais, dont Don Zagier, qui m’a fait rêver d’être une vraie mathématicienne, la liste est longue. A Bonn, la grande humanité de Fritz Hirzebruch. A une conférence aux Plans sur Bex, le charme de Ken Ribet. A l’Ecole Normale Supérieure de Jeunes Filles, la joie d’être avec des femmes mathématiciennes. A l’Institut des Hautes Etudes Scientifiques, l’amitié de Barry Mazur. Au Mathematics Research Institute à Berkeley, Jean-Pierre Serre donnant une conférence sur les représentations galoisiennes sur des espaces vectoriels sur des corps finis. Au Radcliffe-Harvard Institute, la rencontre d’artistes, chercheurs de toutes disciplines.

Des résultats qui ont profondément marqué votre façon de faire des mathématiques ?

Le programme de Langlands. Le fameux livre de Jacquet-Langlands résolvait des questions sur lesquelles j’avais buté pendant que je travaillais sur ma thèse, aussi j’ai décidé que je devais comprendre la théorie des représentations des groupes réductifs sur des espaces vectoriels complexes, et la théorie des représentations automorphes, qui font partie de ce programme. Tout de suite, j’ai vu la force des idées de Langlands en montrant que l’arithmétique des quaternions qui était le sujet de ma thèse et la formule des traces de Selberg qui fait partie du programme de Langlands, permettaient d’exhiber deux tambours hyperboliques différents ayant le même son, donnant un contre-exemple d'une conjecture de l’époque.

Les conjectures que Jean-Pierre Serre a présentées dans la conférence que j’ai citée. J’ai décidé d'étudier les représentations des groupes réductifs p-adiques sur des espaces vectoriels sur les corps finis. A l’époque les arithméticiens ne s’intéressaient pas au programme de Langlands et les mathématiciens automorphes ne s’intéressaient pas aux représentations sur des corps finis. C’était un avantage car je pouvais travailler tranquillement mais un inconvénient car mes articles étaient refusés pour publication. J’ai dû écrire un livre pour justifier à un referee mes arguments sur la correspondance de Langlands pour un groupe linéaire p-adique sur des corps commutatifs de caractéristique différente de p.

La classification par Christophe Breuil des représentations supersingulières du groupe linéaire GL(2,Q_p) sur un corps commutatif de caractéristique p. Je ne l'avais pas vu, or j’aurais dû. Alors j’ai commencé à travailler sur les représentations des groupes réductifs p-adiques sur des espaces vectoriels sur des corps commutatifs de caractéristique p. Malheureusement depuis deux décades, ni moi ni personne ne comprend les représentations supersingulières d'un groupe général. J’ai simplement démontré qu’elles existent avec Florian Herzig et Karol Koziol.

Qu’aimez-vous dans le métier de mathématicien ?

Ne pas cesser d’apprendre et de travailler, être toujours entouré de personnes jeunes si intelligentes, comme étaient mes étudiants.

Qu’est-ce qu’un résultat « profond » pour vous ? Une démonstration « élégante » ?

Un énoncé simple, avec une démonstration difficile avec une nouvelle méthode qui pourra être utilisée pour résoudre d’autres problèmes.

Une démonstration élégante est rapide, simple, lumineuse, astucieuse, peut utiliser des résultats profonds connus.

Quelle place donnez-vous à la diffusion des mathématiques dans votre activité ?

Cela a été pour moi pendant 30 ans un grand stress d’être obligée de donner leur examen à des étudiants qui ne pigeaient rien en maths. Rentrés à l’université après le bac car les écoles d’ingénieurs avaient une sélection 
et non l’université, et ils allaient devenir professeurs dans les collèges et lycées pour enseigner une discipline qu’ils n’aimaient pas et ne comprenaient pas - et faire un dégât considérable !!! C’était suicidaire de continuer ainsi et rien n’a été fait pendant 30 ans pour éviter cette catastrophe.

Que diriez-vous à des jeunes qui voudraient embrasser une carrière scientifique ?

Je ne peux parler que des mathématiques : même pour un normalien, il est difficile de trouver un poste pour faire de la recherche mathématique en France et c’est mal payé.  

Savez-vous déjà de quoi vous allez parler à l'ICM 2022 ?

St Pétersbourg est annulé, mais les conférences prévues auront lieu par zoom et il y aura des proceedings. Je viens de terminer le texte pour ces proceedings, qui sera différent de ma conférence orale qui s’adressera à un public plus large.

Qu’est-ce que ce congrès représente pour vous ?

L'ICM est très important. Beaucoup de visibilité. Une reconnaissance des travaux accomplis, de l’importance d’un sujet que j’ai débuté, développé par beaucoup de mathématiciens, spécialement dans les travaux remarquables de Jean-Francois Dat et aussi de ses collaborateurs et étudiants. La rencontre entre mathématiciens est essentielle, cet ICM est loupé. J’aurais préféré un vrai ICM repoussé d’un an.