La déraisonnable efficacité des mathématiques
A la suite de l’émission La Méthode scientifique diffusée le 30 décembre 2021 sur France Culture et consacrée à “La déraisonnable efficacité des mathématiques” avec Jean-Michel Salanskis, professeur de philosophie de l’Université Paris Nanterre et Jean-Jacques Szczeciniarz, directeur du Département Histoire et Philosophie des Sciences d’Université Paris Cité, deux articles sont présentés, le premier, "Efficacité et identité des mathématiques", par Jean-Michel Salanskis, le second, par Jean-Jacques Szczeciniarz, publié ci-dessous.
La déraisonnable efficacité des mathématiques
Emission France Culture La Méthode scientifique du 30/12/2021 avec Jean-Michel Salanskis, professeur de philosophie à l'Université Paris Nanterre, membre de l'Institut de Recherches Philosophiques (IRePh, EA373) et Jean-Jacques Szczeciniarz, philosophe mathématicien, directeur du Département Histoire et Philosophie des Sciences d'Université Paris Cité, membre du laboratoire SPHERE (UMR7219 - CNRS/Université Paris Cité).
La présence des mathématiques
Les mathématiques, la pire et la meilleure des choses
Leur présence est universelle, mais de façon extrêmement diverse. Il faut plutôt dire que l'usage des mathématiques dans les pratiques sociales et techniques, dans l'industrie, dans la vie quotidienne est universel, mais les mathématiques comme science semblent de plus en plus loin de nous dans notre culture. Elles apparaissent comme recouvertes par les pratiques qui en usent, enfouies dans l'implicite de leur réalité. Il faut ajouter en complément que leur appréhension générale suscite jusqu'à un certain rejet voire même une hostilité à l'égard du formel abstrait et obscur qu'elles représenteraient. Nous voudrions développer l'idée qu'il lui faut sortir de cette situation en commençant à en donner des définitions et en rétablissant quelques vérités sur leur véritable nature.
Des définitions
Je voudrais commencer par reprendre les caractéristiques traditionnellement attribuées aux mathématiques. C'est d'abord leur universalité revendiquée et réelle relativement aux sujets individuels (elles sont reconnues par tout sujet individuel mis en possession de leurs énoncés) relativement aux époques historiques, relativement aux cultures et aux civilisations. C'est sans doute le seul ensemble d'énoncés qui jouisse de telles caractéristiques. La première universalité a donné lieu à de nombreuses études des particularités culturelles - c'est le cas des systèmes de numération - mais on peut retenir par-delà les études ethnologiques et les grandes thèses du comparatisme entre les cultures, que les nombres par exemple n'ont pas intrinsèquement de détermination culturelle propre même si l'on n'en saisit l'usage qu'à travers des institutions culturellement déterminées. Les mathématiques sont en même temps porteuses de différences et d'universalité. Pour ce qui est de la caractérisation par l'universalité quant au temps, le philosophe Husserl a substitué la notion d'omnitemporalité à celle d'intemporalité.
Raffiner ces critères
L'omnitemporalité doit être corrélée à l'historicité. La désignation d'un concept, d'un énoncé peut être modifiée mais cette modification ne se fait que dans le sens du passage de l'implicite à l'explicite. Ainsi en est-il de l'intervention d'un contexte. On dira comme Euclide que tout triangle a sa somme angulaire égale à deux droits, puis aujourd'hui que tout triangle euclidien a sa somme angulaire égale à deux droits. Comme le dit encore M. Caveing les deux énoncés disent la même chose modulo une formalisation. La question n'est pas celle d'une vérité et d'une fausseté se succédant au cours de l'histoire. Il n'y a pas d'erreur dans le traité d'Euclide. Comme l'explique Husserl dans tous les cas la validation d'un résultat équivaut à son intégration dans l'unité globale des mathématiques, il est déraciné hors de toute facticité du "hic et nunc" et accède à la pérennité pour tout temps à venir. Reste la question des précautions dans l'usage de l'omnitemporalité, en particulier de l'omnitemporalité régressive. $\pi$ n'était pas transcendant pour Archimède mais il n'était pas non plus non transcendant.
L'omnisubjectivté demande également des précisions. Le sujet mathématicien se définit comme un sujet normé qui communique avec tout autre par le moyen de règles. L'universalité des mathématiques relativement aux sujets est de l'ordre de l'omnisubjectivité. Il y a une forme minimale de substituabilité de tout sujet à tout autre (c'est pourquoi tout sujet peut en droit sinon en fait accéder aux mathématiques). Dans ce domaine toute conscience se trouve avec toute autre dans une réciprocité parfaite et transparente, on pourrait parler d'intersubjectivité logique, dont les déterminations ont été exclues de la facticité du "hic et nunc" psychologique. Le terme de réactivation est important, le sujet mathématicien opère en réactivant à chaque fois le sens de ses opérations. Insistons encore sur deux mouvements en apparence contradictoires qui affectent cette expérience. Le sujet universel mathématicien porte en lui, quand il opère l'inscription de la loi de l'opération mais il accède à sa propre singularité subjective dans ce domaine théorique qu'il a pénétré. Le sujet mathématicien est en tant que tel individualisé, dans son rapport aux idéalités (d'où l'extrême diversité des "tempéraments" mathématiques, les variations dans les degrés d'inventivité, ou même les génies). Et d'où aussi la force de conviction, d'entraînement pour quiconque fait des mathématiques. Le sujet individuel est pris dans l'ensemble systématisé des énoncés dans lequel il s'est inséré.
En poursuivant dans cette direction on peut noter deux modes classiquement relevés et discutables dans leur distinction de transmission des règles. L'une unidirectionnelle du maître à l'apprenti, la règle étant transmise sans démonstration simplement exemplifiée, c'est le modèle babylonien. L'autre est le modèle libéral, grec. L'espace de la communication est un univers de l'argumentation. Quiconque enseigne des règles est tenu de les justifier devant un interlocuteur possédant un droit égal au jugement et à la critique. C'est aussi pourquoi les mathématiques instaurent une forme de démocratie.
Une caractérisation de l'objectivité mathématique
Le mathématicien Alain Connes a proposé trois critères de l'objectivité:
- la possibilité de classifier exhaustivement les objets définis par une axiomatique qui témoignerait de contraintes objectives par lesquelles les univers de possibles seraient nécessités ;
- la cohérence et l'harmonie interthéoriques globales des théories mathématiques, ce qui témoigne de l'unité des mathématiques, qui ne sauraient se réduire à un calcul unique ;
- le fait que les théories mathématiques intéressantes ont un contenu informationnel infini. Il ajoute qu'aucun autre système symbolique : langue naturelle, jeu, etc. ne satisfait ces critères.
Autres caractéristiques
Les mathématiques sont le fait d'une pensée opératoire, qui n'est contemplative que dans ses résultats les plus puissants, on contemple alors l'étendue d'un chemin parcouru, d'un paysage défriché. Mais il s'agit aussi d'une activité, c'est pourquoi les exercices font partie de la pensée mathématique et ils sont nécessaires pour permettre la maîtrise des concepts et en saisir la substance. Les mathématiques sont une activité et elle procède par actes. Comme le dit Paul Valéry, ''la mathématique est la science des actes sans les choses et par là des choses que l'on peut définir par des actes''. J'ajoute une citation du même Valery (citée elle-même par le philosophe Jean Largeault, Intuition et intuionisme, "Mathesis" Paris Vrin 1993 : "Quand les contenus sont créés par les opérations mêmes, c'est-à-dire quand quand des opérations remarquées sont désignées, isolées et qu'on en forme des combinaisons, alors on est en mathématiques".
La question de l'application des mathématiques à la physique
Le lien des mathématiques et de la physique a toujours existé. C'est sans doute paradoxal et subtil car ce qui caractérise le platonisme c'est la thèse selon laquelle les mathématiques habitent un monde qui n'est pas le sensible, quelle que soit la manière dont on l'interprète, il y a une coupure entre le monde sensible et le monde intelligible et une science de la nature sensible est difficilement pensable, a fortiori une science de celle-ci. Il a fallu des transformations théoriques et philosophiques importantes pour que la situation change. J'y reviendrai brièvement.
Les mathématiques dans la nature
L'époque de la Renaissance est couramment rapportée comme celle qui voit le platonisme redescendre sur terre, et pour laquelle une science de la nature devient possible, dans une phrase bien connue sans cesse rappelée, " la nature est écrite en langage mathématique'' selon Galilée.
C'est un thème constant, sous la forme d'une physique mathématique, les mathématiques sont redescendues sur la Terre. Ce schéma historique est certainement pour une part erroné mais il présente l'avantage de nous permettre de poser un aspect du problème : les mathématiques sont dès ces premiers développements comme présentes dans ou adaptées à la nature.
En même temps les mathématiques se développent pour elles-mêmes de manière endogène et le plus souvent dans ses développements les plus remarquables, en dehors de la physique, et même quand elles participent aux épisodes les plus importants de l’histoire de la physique (par exemple, la Relativité einsteinienne, la Mécanique quantique) les problèmes qu'elles posent, les théories qu'elles élaborent restent purement mathématiques.
Je vais partir des faits scientifiques actuels : d'immenses progrès ont été réalisés, grâce à des observations soignées et des expériences extraordinaires, grâce à des raisonnements physiques toujours plus profonds et ingénieux, et des outils mathématiques des plus compliqués au plus routiniers en passant par les exploits les plus impressionnants. Relativité restreinte et générale, mécanique quantique à l'origine de la théorie quantique des champs, et également la théorie standard de la physique des particules et la cosmologie. Chacune des magnifiques réalisations a supposé et impliqué des théories mathématiques impressionnantes et très développées. Au fond de toutes ces théories il y a à des niveaux divers avec des développements inégaux des mathématiques.
Une remarque sur l'esthétique
Un des aspects fondamentaux - un terme qui jure avec celui de la question - de l'efficacité mathématique est liée à des considérations d'esthétique. Et celles-ci jouent un rôle fondamental dans la sélection des théories mathématiques. La beauté et la cohérence mathématiques sont intimement liées. Penrose, entre autres mathématiciens, souligne que le critère de cohérence est assez objectif. La cohérence mathématique ne peut souvent être discernée qu'après des années de travail et de manière souvent inattendue. Ceux qui abordent ces théories de l'extérieur peuvent être surpris et rencontrent des difficultés à comprendre pourquoi telle ou telle propriété présente tant de valeur et pourquoi tels éléments de la théorie devraient être plus saisissables que d'autres.
Je voudrais insister sur un point. Plus les mathématiques se complexifient, se raffinent et cernent des objets apparemment plus compliquées, plus leur rôle (quand il existe) en physique, est effectif. Je voudrais dans la fin de texte, de ce point de vue, mettre l'accent sur les nombres complexes (voir plus bas), puis sur les fonctions complexes puis sur les fonctions de plusieurs variables complexes.
Des relations complexes avec la physique
Le nombre de concepts mathématiques ayant un sens physique est considérable. Les exemples ne manquent pas en géométrie. Commençons bien avant. On a toujours recherché des structures formelles capables de rendre compte avec précision du comportement du monde physique.
Mais c'est là une cause d'étonnement, les mathématiques se développent loin de ce pour quoi elles ont été conçues : traduire des comportements physiques, tel est le cas par exemple du problème de calculer la longueur de la diagonale d'un carré, et de façon générale les problèmes de généralisation de puissantes notions voire de théories. Reprenons les nombres réels : rien n'indique qu'il existe une notion de distance jusqu'à des échelles infiniment grandes, et encore moins qu'une telle notion puisse s'appliquer dans l'infiniment petit. Et pourtant, mues par l'élégance et la cohérence du système des nombres réels, comme le dit Penrose, nos théories physiques s'appuient toutes sur cette ancienne notion de nombre réel. Les distances en théorie cosmologique s'étendent jusqu'à $10^{26}$ mètres et la théorie de la physique des particules atteint des précisions de l'ordre de $10^{-17}$ mètres. L'échelle à laquelle on envisage sérieusement certains changements atteint $10^{-35}$ mètres. Nous avons là une légitimation de cette déraisonnable efficacité des mathématiques.
Les nombres
Nous savons bien que le système des nombres réels s'applique aux aires et aux volumes. Il est des grandeurs physiques exigeant des descriptions par les nombres réels. La plus remarquable est celle du temps. Cette grandeur associée à l'espace forme le volume d'espace temps. Il possède dans la théorie de la relativité 4 dimensions et l'intervalle des nombres réels décrivant le temps (de l'ordre de $10^{43}$) devrait y être inclus, ce qui donne un intervalle total de l'ordre de $10^{172}$.
Je vais revenir au cas des nombres réels, retenons que selon leur spécificité les nombres (entiers rationnels, réels, complexes) jouent un certain rôle dans la physique. Dans le cadre de la théorie physique, depuis Archimède, en passant par Galilée, et Newton, jusqu'à Maxwell, Einstein, Schrödinger, Dirac, les nombres réels ont fourni un cadre pour élaborer la formulation conventionnelle du calcul différentiel.
Un grand nombre d'idées de base de la physique sont sous-tendues par des notions différentielles : vitesse, impulsion, énergie. Le système des nombres réels imprègnent les théories physiques de manière fondamentale, rendant possible la description de diverses grandeurs. C'est le cas donc de la vitesse dont je vais dire quelques mots.
Avant cela posons-nous la question de la raisonnable efficacité de la géométrie euclidienne sur le réel physique et particulièrement du rôle qu'elle joue dans la mécanique rationnelle. La géométrie euclidienne est caractérisée par le groupe des déplacements, lesquels laissent invariants les figures de cette géométrie. Celle-ci est bien la géométrie des solides indéformables par mouvement local comme le note le grand physicien, mathématicien, philosophe Helmholtz. Quand on démontre le cas d'égalité des triangles, on fait fond sur cette invariance des mesures - quand on met en coïncidence deux triangles. La figure qu'étudie le géomètre est un invariant par rapport aux déplacements. C'est alors que l'on peut comprendre le couplage avec la mécanique rationnelle. Il consiste à ajouter le mouvement local aux objets d'une théorie qui ne subissent de ce mouvement aucun changement. Leur structure les ''prédestinent" à être insensibles au mouvement qui leur est ajouté.
Il s'agit là, et c'est important de le souligner, d'idéalités élaborées que ne peut fournir aucune perception, comme le mouvement rectiligne uniforme, le mouvement accéléré, la vitesse instantanée. Nous avons affaire à une double intrication : le mouvement est géométriquement déterminé par la fixation de la trajectoire comme courbe définie dans la géométrie euclidienne, et d'autre part l'appareil mathématique permettant la mesure comme par exemple le rapport entre une grandeur géométrique bien connue, la longueur du chemin parcouru et une "grandeur" qui ne figure pas dans la géométrie, mais qui est géométrisée par le modèle d'une droite.
Il faut comprendre qu'il existe une sorte d'affinité entre les concepts de la mécanique rationnelle et ceux de la géométrie euclidienne. Il faudrait aller plus loin dans l'analyse de cette affinité. Car du coup la géométrie agit sur la mécanique, mais c'est ce que montre cette affinité, le "réel" auquel les mathématiques sont censées être applicables est déjà constitué a priori par les déterminations imposées par la géométrie euclidienne. On doit noter que les deux processus jouent un rôle : tantôt les phénomènes physiques concernés subissent une sorte de préparation conceptuelle de sorte que les concepts mathématiques peuvent leur être appliqués tels quels, tantôt il semble que les concepts mathématiques doivent être modifiés, ou même créés pour construire un système à même de capter les données physiques, et enfin il peut aussi y avoir une combinaison des deux processus.
Tous les historiens de cette période, le privilège du couplage séculaire, géométrie euclidienne/mécanique newtonienne est lié au fait comme l'explique M. Caveing que l'hypothèse générale de l'espace euclidien comme lieu des phénomènes physiques assure d'emblée la prise sur eux des concepts mathématiques. Pour presque tous les concepts principaux de la physique classique, les mathématiques jouent un rôle constitutif.
Nous ne sommes pas au bout de l'analyse : pourquoi la mécanique newtonienne est-elle ainsi constituée par le travail de la géométrie ? Au sens bien sûr où il s'agit d'un processus de constitution. Le philosophe Emmanuel Kant nous a donné des éléments de réponse qui restent chez lui à développer dans la théorie qu'il appelée le schématisme, qui décrit le processus par lequel, grâce à l'imagination productrice de schèmes, la quantité vient à travers le schème dont elle dispose, l'espace, il en est de même pour le schème de la qualité qui ajoute les déterminations à l'objet physique qui est alors pourvu d'éléments différentiels et ainsi de suite. Le grand philosophe Kant montre à un niveau de profondeur important comment la question s'analyse. Dans les profondeurs de l'âme humaine selon l'expression kantienne, gît le mystère de l'efficacité des mathématiques pour la physique, nous n'emprunterons pas ici ce chemin d'analyse plus avant. Ajoutons une question de base que je ne vais - elle aussi - faire qu'indiquer. Pourquoi la géométrie élémentaire a-t-elle été élaborée sous une forme euclidienne ? Il faut insister sur le fait que la géométrie ne peut se tirer du pur donné perceptif, à moins d'adopter un point de vue empiriste radical, philosophie dont le programme n'a jamais été rempli. Pourquoi la structure euclidienne plutôt qu'une autre ? D'après une remarque d'Elie Cartan nous savons que l'espace euclidien est le seul qui admette un système triple orthogonal formé de surfaces totalement géodésiques.
Il se présente comme un espace sans torsion, à courbure constante (nulle) il est de tous les espaces, le plus dégénéré, celui qui a le plus grand groupe d'automorphismes. Il faudrait reprendre l'analyse de chacune de ces propriétés. Il faut aller bien plus loin dans l'histoire de la géométrie pour comprendre les raisons de la pertinence de la géométrie euclidienne.
Ce que l'on peut dire à ce stade de l'analyse c'est que la géométrie comporte des "formes" physiques et que la physique comporte des formes géométriques, dont je n'ai fait qu'esquisser la mise en évidence, mais dont l'analyse de la géométrie euclidienne ci-dessus donne les premières idées.
Reprenons certaines expressions de M. Caveing. Les mathématiques ne dénotent pas, elles déterminent. Le véritable opérateur "d'harmonie préétablie" entre la phénoménalité physique et les mathématiques, c'est la géométrie euclidienne. Il y a bien une affinité entre la géométrie euclidienne et la mécanique classique (newtonienne) et, allons plus loin, entre diverses disciplines de la physique classique.
Prenons encore l'exemple de la théorie mathématique des phénomènes électrodynamiques uniquement déduite de l'expérience. On considère la loi de l'action d'un courant électrique sur un autre, indépendamment de toute hypothèse sur la nature de l'électricité. On cherche la loi au niveau de l'élément infinitésimal de courant, pris sur une longueur arbitrairement petite d'un conducteur filiforme. On examine diverses situations géométriques concernant la position relative et la forme des circuits.
A ces hypothèses de prédéterminations mathématiques on ajoute celle d'une force suivant la droite joignant les éléments de courant électrique interagissant et celle de la forme de la loi $A/r^{n }$, $r$ étant la distance des éléments, $A$ étant une fonction de la grandeur des courants élémentaires et de leur orientation relative et $n$ un entier. Ampère était persuadé qu'il ne faisait qu'exprimer dans un langage algébrique et analytique les données de l'observation et de l'expérience alors qu'il fait des hypothèses très fortes qui déterminent le réel. Il n'y a pas expression directe du réel mais détermination préalable de celui-ci.
Être ou ne pas être mathématicien
Calculer démontrer
Quel genre de discours est à l’œuvre dans les mathématiques ? Que trouve-t-on dans les traités ? On trouve en général des énoncés et des démonstrations. C'est ce qui caractérise les mathématiques essentiellement depuis Euclide. Mais ce discours est essentiellement lié à un calcul. Les mathématiques sont calcul autant que démonstrations, calcul "arithmétique" élémentaire, calcul algébrique calcul différentiel et intégral, calcul vectoriel, calcul des variations, calcul tensoriel, calcul des probabilités, analyse numérique, etc. Dans l'histoire des mathématiques, les Grecs avaient cantonné le calcul à une discipline subsidiaire qu'ils nommaient logistique, qui supposait l'emploi d'algorithmes à condition qu'ils portent sur des nombres spécifiés, le but étant l'obtention d'un résultat numérique. Et le calcul au sens des fondateurs de l'Analyse comprenait des démonstrations qui devaient (et doivent) valider les procédures de calcul employées. Dans les mathématiques anciennes et moderne, calcul et démonstration sont intriqués. Cette intrication est toujours présente dans la géométrie d'Euclide. Et même s'il est cantonné dans la logique, le calcul réapparaît, effectué sur des symboles, dans la démonstration, le discours dont la discursivité ne consiste que dans la succession réglée des étapes du calcul, selon les analyses et les expressions de M. Caveing. Et cela reste vrai dans la moindre démonstration, fût-elle de géométrie élémentaire. Observons que les axiomes d'Euclide reconnus comme authentiques concernent exclusivement des propriétés de l'égalité (ou de l'inégalité), que l'égalité des choses géométriques y est spécifiée. Cela est lié, ce que l'on voit en poursuivant l'analyse à la structure logique de la preuve ou mode d'enchaînements des propositions qui permet de passer de l'hypothèse à la conclusion. Et les transformations d'égalités obéissent à des règles logiques qui garantissent que la validité de l'égalité se conserve. Il faut ajouter que le calcul se fait sur la base d'une structure qui organise un ensemble. Les éléments du calcul appartiennent au corps des nombres réels avec lesquels on forge des formules de différentes sortes. On doit distinguer des formules primitives et d'autres qui sont déduites. Ces remarques pour donner quelques indications trop brèves sur l'étroite intrication démonstration/calcul, pour dire que le calcul n'est pas que calcul et que la démonstration n'est pas qu'enchaînement.
Il faut remarquer, c'est une des grandes caractéristiques aujourd'hui, la montée de la géométrie selon un expression du grand mathématicien M. Gromov. Il y a ainsi la géométrie discrète, la géométrie différentielle, complexe, algébrique, et des synthèses nouvelles de disciplines, topologie différentielle, géométrie dite "tropicale", difféologie, des champs nouveaux sont ouverts, un travail de communication entre eux est effectué, qui donnent naissance à de nouvelles disciplines.
Les relations
Les mathématiques sont avant tout étude des relations. Rappelons cette citation de Poincaré : "Les mathématiciens n'étudient pas les objets mais les relations entre objets... La matière leur importe peu, seule la forme les intéresse." Henri Poincaré, La science et l'hypothèse, Paris Flammarion 1902. Il est probable comme le pense M. Caveing et d'autres que le premier des Modernes chez qui la pensée mathématique ait été nettement conçue comme pensée des relations fut Pascal. Car elle est pour lui un travail sur les rapports, les correspondances, les transferts de propriétés, les variations de points de vue comme on peut le voir à propos du triangle arithmétique ou des coniques. Un objet mathématique, c'est un moment thématique identifiable de l'unité synthétique d'une système de relations.
Il faut aller plus loin. "Quelle qu'ait été la phase du développement historique, ce qui a guidé secrètement et silencieusement la recherche mathématique, c'est en quelque sorte la présence de schèmes relationnels à valeur anticipatrice ouvrant en définitive sur l'explicitation ou l'invention de relations dans le domaine ou champ thématique sous investigation" (je cite encore M. Caveing). C'est devenu particulièrement clair avec la théorie des catégories.
Comme vous voyez, on peut donner des explications mathématiques ou physiques, mais sont-elles suffisantes? Je voudrais développer l'analyse des propriétés des nombres complexes et de la géométrie complexe qui peuvent expliquer les concepts de la physique qui en fait usage. Mais je peux pousser plus loin l'analyse de la question de leur "efficacité".
Presque toutes les théories de la physique mathématique classique sont susceptibles de ce genre d'analyse. Et je vais cette fois me tourner vers la géométrie complexe, avec les fonctions d'une variable ou même de plusieurs variables complexes. Rappelons la structure des nombres complexes.
Je vais exposer le mécanisme de manipulation des nombres complexes quitte à ne pas respecter l'histoire de leur apparition. Nous avons une grandeur à introduire, $i$, désignant la racine carré de $-1$. Et le nombre $i$ combiné aux nombres réels peut s'écrire $a +ib$. Et nous pouvons additionner ces diverses combinaisons pour additionner les nombres complexes et les multiplier et les diviser.
Les nombres complexes existent depuis quatre siècles et ils ont permis à la pensée mathématique d'atteindre des niveaux de profondeur inaccessibles aux seuls nombres réels. Penrose considère que les nombres complexes comportent quelque chose que l'on ne peut que qualifier de magique. Durant les trois cents dernières années, les nombres complexes se sont avérés un système de concepts qui jouent un rôle dans les dernières théories physiques et, à travers elles, les lois pour le comportement de l'univers aux échelles les plus petites qui sont fondamentalement réglées par le système de nombres complexes.
Les nombres complexes
Je vais dire quelques mots sur les nombres complexes. D'abord on a posé que $-1$ avait une racine carrée. Il semblait impossible de trouver un nombre dont le carré serait négatif. Et pourtant nous avons reconnu à la suite de Pythagoriciens qu'il fallait généraliser notre système de nombres depuis les nombres rationnels jusqu'à un système plus vaste, celui des nombres que l'on appellera réels. Raphaël Bombelli introduisit le passage à ces nombres complexes dans l'Algèbre, ces nombres étaient apparus pour la première fois dans l'Ars Magna de Jérôme Cardan. Il existe une quantité énorme de calculs rendus possibles par les nombres complexes.
Il y a une magie mathématique des nombres complexes et une magie physique. Concentrons-nous sur la magie mathématique : il s'agissait de donner une existence à la racine carrée de moins 1 (pour des raisons nécessaires de calcul de solutions d'équations polynomiales) en demandant que les lois de calcul ordinaires soient satisfaites de façon cohérente. Je voudrais maintenant insister sur certains effets de cette magie. Des expressions qui paraissent bizarres vont être rencontrées au fil de la lecture et justement alors certaines formes de compréhension finissent par se dessiner. Je n'en donnerai que quelques-unes.
Vous verrez que cette forme de compréhension provient du fait que les opérations connues réalisées avec les nombres que nous connaissons sont aussi sous cette nouvelle forme réalisées. Par exemple $-2$ a une racine : $i \sqrt{2}$ ou $-i\sqrt{2}$ le petit nombre $i$ fait son œuvre. Il n’y a rien de magique là-dedans. Mais
$\sqrt{{ 1\over 2} ( \sqrt{ + a + \sqrt{ a^{2} + b^{2})}} }
+ i \sqrt {{1 \over 2} ( \sqrt{-a + \sqrt {a^{2} + b^{2}) } }}$
élevé au carré donne $a+ib$ (ainsi que son opposé). Même si nous n'avions attribué une racine carré qu'à un nombre ($-1$), nous trouvons que tous les nombres du système ont automatiquement une racine carré. Voilà qui est magique !
Quelques calculs de solutions
Nous pourrons nous interroger sur les racines cubiques les racines cinquièmes, les racines $999^{es}$, les racines n-ièmes voire les racines i-èmes . Et nous trouvons que que pour n'importe quel choix de nombres complexes il y a toujours uns solution au problème. C'est ce qui correspond au théorème fondamental de l'algèbre. Toute équation de la forme
$$a_{0} +a_{1}z + a_{2} z^{2} + \cdots a_{n} z^{n} = 0$$
doit avoir des solutions complexes. Cardan trouva une expression pour une équation cubique. De nombreuses rivalités, drames, égrènent le parcours conduisant à la solution depuis Tartaglia en passant par Scipion del Ferro. En termes modernes, la voici :
$$x = (p+w) ^{1/3} + (q-w) ^{1/3} )$$
$$w = (q^{3} -p ^{3})^{1/3} $$
La formule contient trois solutions réelles, elle contient la racine carré du nombre négatif qui n'a de sens que si l'on introduit les nombres complexes. Les solutions réelles sont données par cette formule, l'expression donnant la solution $x$ est une somme de deux nombres complexes dont les parties en $i$ s'annulent. Ce qui est mystérieux dans tout cela, c'est que nous ayons dû faire escale dans le monde étranger du complexe, même si le problème n'a rien à voir à première vue avec les nombres complexes. Et la formule nous ramène aux nombres réels dont nous avons dû nous éloigner.
Nous pouvons poursuivre à exposer ces éléments de reconstruction, une fois les nombres complexes mis en place, et admirer les merveilles qu'il nous font découvrir.
Vous vous doutez bien qu'avec des opérations liées aux séries, bien des miracles risquent d'apparaître. Les nombres complexes nous permettent de comprendre le comportement des séries entières. S'ils éclairent les nombres réels (et juste du fait de leur complexité), est-ce à dire alors qu'ils nous font voir des caractères physiques du réel ? Mais ce rôle dont héritent les nombres complexes explique-t-il leur pénétration dans la physique ?
Les formes de compréhension que les nombres complexes introduisent en mathématique et au-delà ouvrent de nouvelles déterminations des concepts physiques, tant du point de vue élémentaire, je vais en donner des exemples, que du point de vue plus élaboré et plus explicitement algébrique. Le bénéfice pour les théories physiques est immense.
Je ne développerai pas la remarque qui suit. Le processus que l'on appelle complexification qui consiste à plonger un espace, ou même une situation, exprimés à l'aide des nombres réels dans un espace exprimé à l'aide des nombres complexes introduit dans le nouvel espace considéré de nouvelles possibilités de déterminations des concepts physiques. Prenons juste le cas de l'espace de Minkowski de la théorie de la relativité d'Einstein, c'est le cadre spatio-temporel dans lequel nous comprenons les phénomènes physiques. Si nous le complexifions, nous avons affaire à des cônes de lumière complexes. Je n'ai pas la possibilité d'expliquer à fond pourquoi le cône géométrique nous fait entrer dans la physique. Disons que dans l'espace temps, des photons parcourent une trajectoire. Les trajectoires passant par un point donné de l'espace temps forment un cône de lumière.
Je vais maintenant expliquer pourquoi une des structures mathématiques les plus profondes nous fait pénétrer très loin dans la physique. La structure de fibré. Il y a un attrait pour la physique de cette notion. Nous avons besoin pour la physique d'espaces nouveaux pour comprendre et concevoir, déterminer, les interactions entre particules. Ces espaces sont tels qu'il est nécessaire, de plus, de faire référence à un certain type de dimensions spatiales en plus des dimensions ordinaires de l'espace et du temps. Ils sont appelés des "dimensions internes".
Le mouvement dans une de ces dimensions internes ne nous éloigne pas du point d'espace temps auquel nous nous trouvons. C'est pour visualiser géométriquement cette idée que nous devons introduire la notion de fibré. C'est une notion qui s'est révélée très utile en mathématique pures bien avant que les physiciens prennent conscience que des notions physiques dont ils faisaient usage se comprennent dans ce langage des fibrés.
Les dimensions internes supplémentaires proviennent de l'agencement de ces dimensions spatiales supplémentaires. Penrose propose une analogie avec le tuyau d'arrosage : vu de loin le tuyau paraît unidimensionnel, sa seule dimension étant sa longueur, mais en examinant de plus près le tuyau nous nous apercevons qu'il est en fait bidimensionnel. C'est suivant cette image qui nous devons percevoir l'espace temps physique dans l'espace temps pentadimensionnel de Kaluza-Klein. Cette idée est très attrayante et adoptée par les défenseurs des théories modernes (telles la supergravité ou la théorie des cordes).
Dans ces théories, des interactions apparaissent autres que l'électromagnétisme. Plutôt que de les envisager comme ce fut tenté comme émanant de l'espace-temps étendu à la Kaluza Klein. Penrose propose non pas d'envisager ces dimensions internes comme partie intégrante d'un espace de plus haute dimension, mais comme étant à l'origine d'un fibré sur l'espace-temps. C'est ici qu'il faut bien nous concentrer pour comprendre le mode d'approfondissement des concepts physiques que propose cette théorie mathématique.
La notion de fibré demanderait une longue analyse, je me contente d'affirmer que c'est maintenant un des langages conceptuels le plus éclairant de la physique théorique et que certains fibrés ont permis de formuler des théories physiques entières comme le fibré de Hopf-Clifford, et plus encore de conquérir des éléments objectifs de la physique.
Il règne une certaine magie dans les nombres complexes, mais la nature elle-même semble tirer parti de cette magie jusqu'aux niveaux les plus fondamentaux de l'univers. N'est-ce que la commodité de ces nombres qui nous a conduits à leur accorder une telle importance dans nos théories physiques ? Pourquoi le rôle de ces nombres semble à ce point universel, puisqu'ils sous-tendent le principe fondamental de la superposition quantique et sous une forme différente l'équation de Schrödinger, et citons encore la condition de positivité des fréquences et la structure complexe de dimension infinie. Selon Penrose l'importance des nombres complexes (de l'holomorphicité) pour les fondements de la physique est une chose naturelle. Et on aurait une énigme inverse : comment se fait-il que les nombres réels ont un rôle si important en physique? Le formalisme de la mécanique quantique fondé sur le système des nombres complexes n'est une théorie complexe (holomorphe). Nombre de propriétés sont liés à la condition que le résultat des mesures soit des nombres réels. De même l'unitarité dépend du fait que la probabilité soit conservée c'est-à-dire que la règle du carré du module (concernant les mesures) soit préservée.
Je n'irai pas plus loin mais je tiens à insister sur le fait que la grande théorie unificatrice (au moins a-t-elle réussi sur des pans de la MQ et de la RG), la théorie des twisteurs, en plein développement, repose sur une identification de la structure mathématique (une droite complexe projective) avec un rayon de lumière.
La précision, la subtilité, la sophistication des mathématiques opérant dans la physique fondamentale sont l'expression d'une intrication profonde de l'ordre du schématisme kantien, entre physique et mathématique. Eugen Wigner dans une expression célèbre avait parlé d'une efficacité excessive des mathématiques dans les sciences physiques. Le grand mathématicien Andrew Gleason a adopté un point de vue opposé et banalise l'existence d'une harmonie entre les mathématiques et la physique qui ne serait que le reflet du fait que les mathématiques sont science de l'ordre. Roger Penrose à qui j'emprunte ces références pense et montre que cette explication par l'ordre est insuffisante.
L'absolu
L'absolu et Dieu
Nous avions évoqué lors de notre dialogue le caractère divin accordé aux mathématiques, voire leur rapport avec une forme d'absolu. C'est encore un élément que je dois évoquer. En premier lieu nous éprouvons ce sentiment de dépassement devant l’immensité du champ mathématique qui semble nous entraîner dans l'inconnu. Des analyses de sentiment allant dans ce sens se trouvent dans de nombreux passages de l'histoire de la philosophie. Je ne cite que l'analyse kantienne du sublime : il y a bien quelque chose de sublime dans les mathématiques. En second lieu, de façon explicite on trouve chez les mathématiciens importants des analyses qui se rapportent à des absolus. Elles se rapportent à des concepts ou systèmes de concepts dont la puissance semblent achever une théorie ou même dépasser une quelconque maîtrise. La théorie de Galois a donné lieu à ces formulations qui portent sur l'absolu : montée vers l'absolu, groupe de Galois absolu chez le mathématicien Grothendieck.
Je termine en rappelant qu'il n'y a pas de mathématique sans symbolisme et que faire des mathématiques consiste aussi à travailler sur des symboles voire même à expérimenter sur des symboles. Mais j'ajoute que ces symboles ne sont rien moins que formels. Les symboles sont une des formes du travail conceptuel, non pas substitut de l'idée, recours de notre faiblesse conceptuelle qui a besoin d'aide. Sans doute, ils peuvent être un moyen de raccourcir un calcul, de le rendre plus facile, mais le plus souvent le symbole est le concept lui-même ou pour mieux dire une face du concept. Il faudrait par exemple prendre le cas des tenseurs, mais il en est un grand nombre d'autres.
Je tiens à terminer en insistant sur le fait que les mathématiques appartiennent de plain-pied à notre culture et font partie de sa matière même.
Ce texte est issu d'un dialogue avec le philosophe Jean-Michel Salanskis, à qui il doit beaucoup. Il doit beaucoup aux organisateurs de l'émission de France Culture qui nous avaient reçus.