Les théorèmes de singularités de Penrose et Hawking

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Roger Penrose vient de se voir décerner le prix Nobel de Physique pour « avoir découvert que la formation de trous noirs est une prédiction robuste de la théorie génerale de la relativité ». Essayons d’expliquer à quels travaux cela fait référence.

L’espace-temps en Relativité Générale.

La théorie de la Relativité Générale d’Einstein propose de modéliser l’espace-temps par une variété $M$ de dimension $4$ munie d’une métrique lorentzienne $g$ [Note 1]. Cette métrique permet de distinguer des vecteurs tangents $v$ de type temps, lumière et espace, selon que $g(v)$ est strictement négatif, nul ou strictement positif. Les particules massives soumises à la seule gravitation suivent des géodésiques dirigées par des vecteurs de type temps, et les photons suivent des géodésiques dirigées par des vecteurs de type lumière. Toute variété de dimension $4$ munie d’une métrique lorentzienne n’est pas un modèle d’espace-temps physiquement raisonnable ; la métrique doit notamment satisfaire l’équation d’Einstein qui relie une partie de sa courbure au « contenu physique » de l’espace-temps.

Le modèle de Schwarzschild.

Engagé comme artilleur sur le front russe, Karl Schwarzschild a cependant lu les articles d’Einstein dès leur parution fin 1915, et proposé quelques mois plus tard une solution explicite de l’équation d’Einstein modélisant l’espace-temps au voisinage d’un astre sphérique. La construction, longtemps après la mort de Schwarzschild, d’une extension de ce modèle pour décrire l’intérieur de l’astre a conduit à des observations surprenantes :

  • la métrique de Schwarzschild dépend d’un paramètre qu’on identifie naturellement à la masse de l’astre considéré ; quand cette masse est assez grande, il se forme un trou noir : les particules et les rayons lumineux qui s’approchent trop de l’astre sont piégés dans une région bornée de l’espace dont ils ne peuvent s’échapper.
  • de plus, toutes les particules et les rayons lumineux qui pénètrent dans le trou noir sont irrémédiablement attirés vers le centre de celui-ci, qu’ils atteignent en un temps fini. La métrique lorentzienne y est singulière : certains coefficients du tenseur tendent vers l’infini. D’un point de vue physique, ceci signifie que toutes les particules massives et rayons lumineux qui pénètrent dans le trou noir subissent des forces dont l’intensité tend vers l’infini, jusqu’à ce que leur existence cesse au bout d’un temps fini.

Les singularités persistent-elles dans des modèles « réalistes » ?

Le modèle de Schwarzschild suppose que l’espace-temps possède une symétrie sphérique parfaite, hypothèse qui n’est bien sûr jamais exactement vérifiée dans la réalité. Certains ont suggéré que l’apparition d’une singularité au centre du trou noir de Schwarzschild n’était peut-être qu’un simple artefact de cette symétrie : la concentration de la courbure au centre du trou noir n’était peut-être qu’une conséquence du rôle très particulier de ce point, et la singularité disparaîtrait peut-être dans un modèle plus réaliste.

Au milieu des années 1960, Roger Penrose entreprend au contraire de démontrer que l’apparition d’une singularité est une conséquence robuste de l’effondrement gravitationnel d’un astre suffisamment massif, indépendamment de toute hypothèse sur la forme exacte de cet astre. Pour cela, il doit inventer des outils totalement nouveaux. Il ne s’agit plus de chercher des modèles définis par des formules explicites et de calculer les géodésiques et la courbure de ces modèles, mais de mettre sur pied des raisonnements géométriques et topologiques pour prouver que certaines situations forcent l’émergence de singularités. Penrose obtient un premier théorème en 1965, qu’il améliore et généralise quelques années plus tard avec Stephen Hawking.

Schwarzschild
Figure 1 : Représentation schématique de l’espace-temps de Schwarzschild (la zone de l’espace dont les particules et rayons lumineux ne peuvent s’échapper est en bleu clair, la ligne de singularité en orange) et hommage à Penrose qui illustre ses exposés de figures réalisées à la main à l’aide de feutres aux couleurs vives et très anglaises.

Le théorème de singularité de Hawking-Penrose [Note 2].

Le résultat concerne un espace-temps $(M, g)$ qui satisfait trois hypothèses.

  • On suppose tout d’abord l’existence d’une surface fermée $S$ piégée. Cette notion formalise l’idée d’une surface fermée « bordant région de l’espace dont la lumière ne peut s’échapper » [Note 3].
  • On fait ensuite une hypothèse de positivité de la courbure de l’espace-temps dans les directions de type temps et lumière. Cela revient à demander que des particules partant sur des trajectoires géodésiques proches et parallèles aient tendance à se rapprocher dans le futur. Cette hypothèse est donc une traduction mathématique du caractère attractif de la gravité [Note 4].
  • Enfin, on suppose que l’espace-temps ne contient pas de courbe de type temps fermée. C’est une traduction mathématique de l’évidence physique « on ne peut pas revenir dans son passé ».

Sous ces hypothèses, Hawking et Penrose parviennent à montrer l’existence d’une singularité. Il faut prendre garde au sens de ce terme. Les auteurs ne prouvent pas l’existence d’un point où la géométrie de l’espace-temps deviendrait singulière. Ce qu’ils démontrent - et qu’on appelle singularité dans ce contexte -, c’est l’existence de demi-géodésiques de type temps et lumière, dirigées vers le futur, qui sont incomplètes [Note 5]. Physiquement, cela signifie que l’histoire de particules pénétrant dans le trou noir cessera au bout d’un temps fini (tout comme, si l’on remonte dans le passé, l’histoire de toute particule cesse au bout d’un temps fini, au Big-Bang).

Stratégie de preuve.

On raisonne par l’absurde : on suppose que tous les rayons géodésiques de type temps et lumière sont complets. On considère la surface fermée piégée $S$, donnée par la première hypothèse du théorème. En utilisant les propriétés de $S$ et les hypothèses de positivité de la courbure, on essaie de prouver que le futur de S est bordé par une hypersurface topologique fermée $E+(S)$. Si on y parvient, on considèrera alors un rayon géodésique $γ$ de type temps, dirigé vers le futur, partant de $S$. Ce rayon géodésique sera complet (donc de longueur infinie) mais enfermé dans le futur de $S$, qui sera bordé par une hypersurface fermée ; ceci devrait forcer $γ$ à repasser une infinité de fois près d’un même point. On devrait ainsi pouvoir extraire de $γ$ des arcs géodésiques presque fermés. Un petit raisonnement classique permettrait alors d’en déduire l’existence d’une courbe de type temps fermée, contredisant la troisième hypothèse du théorème. En réalité, cette stratégie est un peu trop naïve, mais elle sert d’infrastructure à la preuve échafaudée par Hawking et Penrose.

surface piégée
Figure 2 : Une surface piégée S (ici représentée comme un cercle), le bord de son futur E+(S), et quelques courbes de type temps.

Quel est le sens de ces théorèmes ? Les théorèmes de Penrose et Hawking montrent que hypothèses raisonnables d’un point de vue physique, et surtout robustes [Note 5], conduisent inéluctablement, dans le contexte de la Relativité Générale, à des singularités. La singularité qui apparaît dans le modèle de Schwarzschild (ou d’autre modèles exacts) n’est donc pas un simple artefact des symétries parfaites de ce modèle.

Bien entendu, on doit alors s’interroger sur le sens physique de tels théorèmes. N’indiquent-ils pas tout simplement que la théorie de la Relativité Générale cesse d’être pertinente au cœur d’un trou noir ? Il faut alors chercher à comprendre comment la mécanique quantique pourrait influer sur la formation, le comportement et l’évolution des trous noirs. Hawking et Penrose ont été les premiers à s’y atteler, dès le début des années 1970...

Notes

[Note 1] La donnée, en chaque point $x$ de $M$, d’une forme bilinéaire de signature $(-,+,+,+)$ sur l’espace tangent $T_x M$.

[Note 2] J’ai choisi d’évoquer ici le théorème de Hawking-Penrose parce que ses hypothèses me semblent plus faciles à justifier que celles du théorème original de Penrose.

[Note 3] La définition formelle est un peu délicate, parce que l’idée intuitive d’une « région de l’espace dont la lumière ne peut s’échapper » fait référence à un espace absolu qui n’existe pas dans un contexte relativiste général. Considérons une surface fermée $S$ de type espace (c’est-à-dire une surface dont tous les vecteurs tangents sont de type espace). Il faut imaginer S comme une sphère « entourant » un astre, mais garder en tête que le terme « entourer » est trompeur puisque $S$ est de codimension $2$ dans l’espace-temps. Le long de $S$, il existe deux champs de directions de type lumières, orthogonales à $S$, pointant vers le futur. En situation « habituelle », un des deux champs de directions représente les rayons lumineux qui vont vers « l’intérieur » de $S$, et l’autre les rayons lumineux qui partent vers « l’extérieur » de $S$. Le premier est convergent (comme le champ des normales intérieures à une sphère dans $\mathbb{R^3}$), le second, divergent (comme le champ des normales extérieures à une sphère dans $\mathbb{R^3}$). Pour traduire le fait que $S$ délimite une « région bornée de l’espace dont la lumière ne peut sortir », on demande que ces deux champs de directions soient convergents. Plus formellement, on définit deux secondes formes fondamentales associées à ces deux champs de directions, et on demande que les deux secondes formes fondamentales soient définies négatives.

[Note 4] Techniquement, on suppose que $\mathrm{Ricci}_g(v,v)$ est positif ou nul pour tout vecteur tangent $v$ de type temps ou lumière. On suppose également que chaque géodésique de type temps ou lumière rencontre un point où certains coefficients du tenseur de courbure ne sont pas nuls (hypothèse satisfaite par une métrique générique).

[Note 5] L’intervalle de définition de ces demi-géodésiques est borné.

[Note 6] Des travaux numériques, mais aussi théoriques, notamment de Demetrios Christodoulou, montrent que de telles surfaces piégées doivent se former par effondrement gravitationnel, même dans une situation dans laquelle la symétrie sphérique n’est qu’approximative.

Références

[1]  S.W. Hawking & G.F.R. Ellis. The large scale structure of space-time. Cambridge University Press, 1973.

[2]  S.Hawking et R. Penrose. La nature de l’espace et du temps. Gallimard, 1997.

[3]  R. Penrose. Techniques of Differential Topology in Relativity. Society for Industrial and Applied Mathematics, 1972.

Contact

François Béguin est professeur à l'université Sorbonne Paris Nord. Il est membre du laboratoire d'analyse, géométrie et applications (LAGA - CNRS, Université Sorbonne Paris Nord & Université Paris 8 Vincennes-Saint-Denis).