À propos du CMM, première IRL du CNRS
Le Centre de modélisation mathématique (CMM) de l'Université du Chili à Santiago du Chili a fêté le 4 novembre 2020 ses vingt années d'existence comme International Research Laboratory, ex-Unité Mixte Internationale, du CNRS. Son actuel directeur Alejandro Maass, revient sur les missions du CMM, sur sa création et ses deux décennies d'existence et de déploiement.
Présentation du CMM
Le Centre de modélisation mathématique (CMM) poursuit deux missions : créer de nouvelles mathématiques et mettre les mathématiques au service des problèmes d'autres sciences, de l'industrie et des politiques publiques, pour leur apporter une résolution. Aujourd'hui, le CMM est devenu une plateforme internationale de premier plan pour la modélisation mathématique, avec des actions soutenues dans des projets industriels et publics ; c’est un interlocuteur pertinent pour l'enseignement scolaire et la diffusion des mathématiques, et un leader de la formation en mathématiques appliquées au Chili.
Le CMM comprend un programme de recherche auquel participent plus de 50 chercheurs et chercheuses de l'Université du Chili, de l'Université de Concepción et du CNRS. Quatre d'entre eux ont reçu le Prix national des sciences, sept d’entre eux sont membres de l'Académie chilienne des sciences et l’un d’entre eux est membre de l'Académie chilienne d'ingénierie. Ils travaillent avec plus d’une centaine de scientifiques, d’ingénieurs et ingénieures de projet, de post-doctorants et post-doctorantes et avec d'autres membres du personnel travaillant en soutien à la recherche, aux installations et à l'administration du Centre. Le CMM a constitué un réseau avec des chercheuses et chercheurs associés d'autres universités et centres de recherche du Chili : Universidad Adolfo Ibáñez, Universidad Federico Santa María, Universidad de O'Higgins, Universidad Andrés Bello, Universidad Católica de la Santísima Concepción, Universidad Bio-Bio. Une proportion importante des membres du CMM vient d'Europe, d'Asie et d'Amérique latine. Beaucoup d'entre eux occupent des postes post-doctoraux (de l'ordre de 15 à 20 par an). Une proportion importante d’entre eux est également issue de domaines non mathématiques.
Les principaux thèmes de recherche développés par le CMM représentent une part importante des mathématiques modernes, fortement ancrées dans l'analyse et orientées vers des domaines appliqués, selon six thèmes de recherche : algorithmes et combinatoire, mécanique mathématique et problèmes inverses, analyse non linéaire et EDP, analyse numérique des EDP, optimisation et équilibre, processus stochastiques, théorie ergodique et modélisation stochastique. Nos applications se déploient dans cinq domaines stratégiques: CMM-Exploitation Minière, CMM-Gestion de Ressources, CMM-Biologie et Santé, CMM-Education Mathématique et CMM-Data & HPC.
Les principales actions de transfert du CMM sont réalisées au travers de contrats technologiques et d'accords de collaboration pour résoudre des problèmes critiques au Chili dans lesquels la modélisation mathématique est essentielle. Soulignons en particulier, dans l'exploitation minière, les contrats d'exploitation minière souterraine et à ciel ouvert, la lixiviation et le biolixiviation ; dans la gestion des ressources, des accords pour modéliser le système de santé et la gestion hospitalière ; l’énergie dans les trains urbains et la localisation efficace des écoles ; en biologie et santé, des projets de séquençage de la population chilienne et des projets d'étude de la relation océan-biodiversité-changement climatique ; dans l'enseignement des mathématiques, l'extension à tout le pays des programmes Suma y Sigue et ARPA visant à améliorer l'enseignement des mathématiques ; et enfin le domaine de données et HPC, pour absorber la demande croissante en modélisation et en analyse des données du secteur public et privé : marketing, télécommunications, transport, santé, finance, analyse des risques, catastrophes naturelles ; et le service national de calcul intensif par le biais du National Supercomputing Center (NLHPC).
La création du CMM et le premier jalon
Le CMM est né en 2000 de la main et de l'inspiration d'une génération de mathématiciennes et de mathématiciens appliqués pionniers au Chili, au Département de génie mathématique de l'Université du Chili. On peut rendre hommage à ses premiers dirigeants, Rafael Correa, Eric Goles et Servet Martínez. Avec le soutien d'un État qui a pris une part importante dans l'organisation de la science telle que nous avons vécue pendant ces 20 années, ils ont pu réfléchir à la manière de grandir, de créer des instruments et de générer la dynamique scientifique dont le Chili avait besoin. Dans ce contexte, le Centre national de la recherche scientifique (CNRS), le plus important institut de recherche européen, a cru au projet de « soutenir le développement d'un pays, de son industrie, de son état et de ses sciences, avec la génération et l'application des meilleures mathématiques possibles, mises à votre service de manière interdisciplinaire ». Et le CNRS a fait du CMM sa première « Unité Mixte Internationale » hors de France, toutes disciplines confondues. Le CNRS a innové avec le CMM. Il l’a amené à construire une histoire de longue tradition, avec des mathématiques profondes et exigeantes, qui ont été l'un des piliers de la force scientifique du CMM durant ces vingt années². Dans le même temps et au cours de cette première décennie, à l'Université de Concepción, et dans le cadre de ce projet, a été formulé et créé entre les mains de Gabriel Gatica le pôle d'analyse numérique pour les EDP le plus puissant du Chili et de la région. Celui-ci allait devenir le Centre de Recherche en Génie Mathématique (CI2ME).
C’est un acte d'une grande portée symbolique que la signature, par le Président de la République Ricardo Lagos, le Recteur de l'Université du Chili Luis Riveros et la Présidente du CNRS Catherine Bréchignac, de cette alliance internationale qui a donné vie au CMM. Celui-ci compte parmi la première série des Centres d'Excellence Fondap du CONICYT.
Cette première étape du CMM a été pleine d'histoires vertueuses et d'une grande générosité. Le premier jalon a été la génération de sa « maison ». Car avoir une « maison » est crucial pour construire un véritable Centre d'Excellence. Nous entendons par « maison » un espace physique avec son identité propre, où être ensemble, où parler de mathématiques et discuter des problèmes de la société et du monde réel, où accueillir partenaires et amis d'institutions différentes. Et cela est devenu l'axe central de l'interdisciplinarité que cultive le CMM depuis cette époque. Le bâtiment dans lequel le CMM a été créé n’était pas fini. Il comportait 4 étages depuis les années 60 et manquait de « grâce esthétique » ; mais l'inspiration venant, l’ancien bâtiment s’est adjoint une extension de trois étages. Depuis 2000, les deux derniers étages sont « notre maison ». Aujourd'hui, le CMM occupe une partie importante du nouveau campus Beauchef 851 à l'université du Chili. Cela a commencé par la fondation de sa maison, la maison de toutes celles et ceux qui ont aidé à la construire pendant 20 ans.
La première décennie du XXIe siècle
Avec l'année 2000, au tournant du siècle, se sont ouverts de nombreux développements scientifiques excitants. Le séquençage du génome humain a réveillé le rêve de la médecine personnalisée et ouvert d'énormes perspectives à l'utilisation des outils génomiques et biotechnologiques dans les systèmes de production. Il était déjà question de la révolution numérique à venir, des données, et de la nécessité de modéliser dans le secteur minier, dans le secteur électrique et dans celui des télécommunications. Dans le domaine de l'environnement on a parlé de la pollution des villes. Les expériences de calcul haute performance étaient déjà une réalité et connaissaient un grand succès, et le monde des téléphones portables et de la téléphonie évoluait par étapes sans qu’on puisse le suivre. Dans l'industrie, l'exploitation minière continue d'être le moteur de l’économie chilienne, mais ses défis se démultiplient : on s’interroge maintenant sur la fragmentation des roches, sur la stabilité des mines, et aussi sur les réserves inexploitées de chalcopyrite. Dans l'agriculture et l'aquaculture, le Chili était également acteur mondial. L'industrie forestière avait été affectée depuis la décennie précédente par certains ravages qu’il fallait contrôler. Et dans le domaine des politiques publiques, il était nécessaire d'approfondir la formation de nos professeurs de mathématiques.
Ce monde-là, au Chili mais aussi globalement, inspirait mathématiciennes et mathématiciens depuis plusieurs années et des liens s'étaient établis avec l'industrie et l'Etat pour le développement de projets avec les instruments de l'époque, comme les projets Fondef. Le Chili était encore en train de construire et d'approfondir ses instruments pour la science.
Il est impossible de mentionner tous les partenaires que le CMM a eu en 20 ans ; mais des entreprises comme Codelco et ses filiales ont été un grand allié dans ces premières aventures. Parmi de nombreux projets, la fracturation de la roche et ses conséquences nous ont toujours interpelés. Plus tard, avec les programmes miniers génome-Chili, la société Biosigma (une initiative de Codelco et Nipon Mining) a participé au grand rêve d'approfondir l'utilisation de la biotechnologie dans l'exploitation minière pour biolixivier la chalcopyrite, et avec la société MICOMO, ont été étudiés des signaux produits par les technologies développées par NTT au Japon à d'autres fins, et un système de surveillance des micro-tremblements de terre a été généré dans les mines souterraines, approfondissant l'utilisation des probabilités et des données dans l'exploitation minière. Autant d’exemples vertueux d'interdisciplinarité et d'utilisation des mathématiques de haut niveau. Aujourd'hui, des modèles numériques pour la compréhension des processus de sédimentation dans l'exploitation minière sont utilisés et reconnus mondialement.
Ce ne sont là que quelques exemples.
Dans cette même décennie, les politiques publiques ont également été impactées par nos modèles mathématiques. Citons par exemple la tarification de la téléphonie mobile puis fixe, aujourd'hui un standard de l'industrie chilienne et de certains pays d'Amérique Latine. Le CMM, en partenariat avec le Département d’Informatique de l’Université du Chili, a participé à la conception initiale du système de facturation électronique et à la formation de spécialistes de la sécurité informatique au Chili, et il y participe encore jusqu'à aujourd'hui. Dans le domaine de l'enseignement des mathématiques, le CMM a participé à la construction des "Normes de l'enseignement mathématique" avec le ministère de l'Éducation.
Le CMM s’est ainsi construit comme un groupe de mathématiciens et de mathématiciennes qui pratiquent et valorisent l'interdisciplinarité et les interactions, qui les vivent et qui contribuent à les élaborer et à y réfléchir. Et ce n'est pas facile, car cela n’avait été fait ou décrit ni au Chili, ni dans le monde. Au CMM, beaucoup de chercheurs et de chercheuses voulaient que les mathématiques soient nourries par les problèmes réels et que la solution de ces problèmes soit fortement inspirée par les nouveaux développements mathématiques. C’est là un discours facile à tenir, et c’est un discours heureux, mais il faut de nombreuses années pour le vivre et pour le comprendre, et pour devenir une référence dans ce paradigme, et parvenir à générer, à partir des mathématiques, « une infrastructure critique pour résoudre des problèmes complexes pour un pays. »
La deuxième décennie du XXIe siècle
Voilà que nous entrons dans la deuxième décennie du 21e siècle, avec une demande croissante et sans précédent de mathématiques. Des progrès technologiques à la protection de l'environnement, en passant par la capacité presque infinie de générer des données, tous les aspects de la vie sont affectés et nous sommes confrontés à des défis différents de ceux auxquels l'humanité a été confrontée dans le passé. Dans ce contexte, et comme on peut le lire dans de multiples études internationales aux États-Unis, en France, en Angleterre, en Espagne et aux Pays-Bas, pour n'en nommer que quelques-unes, les mathématiciennes et les mathématiciens sont appelés à jouer un rôle de plus en plus central dans la solution de ces questions, créant une nouvelle théorie, et la sophistication de nos outils pour modéliser des phénomènes naturels et pour générer la capacité de simuler des phénomènes très complexes, tels que le mouvement des océans et leur biodiversité.
Cette deuxième décennie a coïncidé avec le début du nouveau plan de financement du centre et une nouvelle initiative dans le pays, les « Centres d’Excellence Basal ». Leur but est de développer une science disciplinaire au plus haut niveau, profondément insérée dans le monde et en mesure de transférer à la société, son industrie, son état et sa science.
C’est bien cette conviction qui était à l'origine du CMM : favoriser le développement le plus puissant possible de ses mathématiques et être un observateur actif du monde qui nous entoure, de ses problèmes sociaux, territoriaux et organisationnels.
Aussi, avec une grande conviction et avec plus de partenaires – citons les universités UTFSM, UAI, UNAB, UOH, UBIOBIO et UCSC –, avec de nombreux centres d'excellence dans d'autres sciences – CRG, CR2, MAS, Centro de Energía, CENS, INRIA-Chili, ITREND, pour en mentionner quelques-uns –, le CMM a construit un réseau national autour des mathématiques et de leurs applications, qui jouit aujourd'hui d'un grand prestige international et qui permet, d'une part, de multiplier les capacités de formation et d'insertion de jeunes talents aux vocations diverses dans l'utilisation des mathématiques au Chili, et d'autre part, de faire face aux défis locaux avec une plus grande perspective et en amplifiant les résultats.
Avec ce tournant de la décennie, de nouveaux dirigeants et de nouvelles générations sont également advenus. Saisissons cette occasion pour remercier les directeurs de cette décennie: Jaime San Martín, qui a conduit le passage à l'initiative Basal, et Alejandro Jofré, le deuxième directeur de cette décennie.
Dans cette décennie, la science mathématique développée au CMM et avec ses collaborateurs apparaît systématiquement dans les classements les plus importants visités dans le monde et, après deux décennies, il a gagné une place dans la discussion mathématique appliquée dans le monde entier, avec un look original et unique. Aujourd'hui, les événements organisés au Chili rassemblent des communautés entières des meilleurs spécialistes du monde dans leurs domaines respectifs, et les étudiants de la région se tournent vers nos écoles saisonnières pour se former ; sans oublier la demande internationale pour nos programmes de doctorat à Santiago et Concepción, et ceux de nos universités partenaires à Santiago et Valparaíso. Ainsi ce réseau se transforme-t-il en pôle d'attraction de formation dans la région.
Ce développement mathématique était une fois de plus au service des problèmes du monde réel. Au cours de cette décennie ont été développés des programmes stratégiques pour l'utilisation innovante des mathématiques dans la production de ressources minières, aquacoles et agricoles. Le CMM a été pionnier dans l'utilisation des mathématiques pour comprendre les laboratoires naturels que le Chili présente : en astronomie, avec le programme ALERCE, qui est une référence mondiale pour l'exploration astronomique à partir de données ; dans l'étude de la biodiversité, le CMM a été invité à développer les mathématiques de la Fédération Internationale du CNRS « GO_SEE » et est devenu partenaire de TARA-Ocean Expédition.
Au cours de cette décennie, profitant d'une réflexion de plusieurs années, le CMM s'est organisé pour faire partie de la révolution des données tant dans l'État que dans l'industrie. La santé numérique est devenue l'une de ses priorités et le CMM a rejoint le programme de satellites Copernicus de la Communauté européenne, qu’il coordonne au Chili sur les questions de politique spatiale.
En plus de toutes les applications des mathématiques développées par CMM, un autre pôle a été de grande importance pour le centre : l'enseignement des mathématiques et la formation des professeurs et professeures d'école. Le CMM promeut fortement les programmes d'enseignement des mathématiques au niveau national, avec une reconnaissance internationale qui génère aujourd'hui un lien vertueux entre la formation des enseignantes et enseignants et la recherche en mathématiques et ses applications. Les programmes ARPA et « Suma y Sigue », ce dernier reconnu par une chaire UNESCO, sont aujourd'hui une référence pour la formation des professeures et professeurs de mathématiques au Chili et dans la région.
Enfin, en partenariat avec pratiquement toutes les universités chiliennes, le CMM a fait vivre, depuis dix ans, le Laboratoire National de Calcul de Haute Performance.
L'avenir
L'avenir nous présente des défis qui ne sont pas mineurs. Le monde et notre société changent et nécessitent une réflexion nouvelle de la part de la science. De nombreux défis sont locaux, mais les résoudre nécessite peut-être une compréhension et une organisation mondiales. Ainsi, le CMM entame cette nouvelle décennie en renforçant ses réseaux nationaux et internationaux en mathématiques et avec les sciences pour relever les défis mondiaux à fort impact local.
Le CMM renouvelle dans cette nouvelle étape son engagement pour la recherche mathématique et ses applications au plus haut niveau et pour la formation innovante des nouvelles générations, avec la conviction de générer de nouveaux leaders en mathématiques au service du pays, et avec un engagement profond pour l'inclusion, l'équité et l'égalité des sexes dans la discipline des mathématiques.
Par Alejandro Maass, directeur du CMM