Renouvellement des lipides et changement de poids
L’obésité est un enjeu socioéconomique majeur dans de nombreux pays. Bien que les apports caloriques élevés et le faible niveau d’activité aient un impact conséquent, d’autres facteurs contribuent à l’excès de masse grasse. Dans le cadre d’une collaboration entre l’Institut Karolinska (Stockholm) et l’Institut Camille Jordan (ICJ - CNRS, Univ. Lyon1 & Lyon2, INSA, ECL), les auteurs ont caractérisé la vitesse à laquelle nous renouvelons (stockage/déstockage) les lipides dans les tissus adipeux et comment le renouvellement des lipides peut contribuer à l’obésité. En suivant des individus pendant une durée pouvant aller jusqu’à 16 ans, et en mesurant les niveaux de 14C dans les lipides du tissu adipeux, les auteurs ont pu déterminer que les taux de déstockage des lipides du tissu adipeux décroissent avec l’âge et avec l’indice de masse corporelle chez les humains. Ceci établit le renouvellement des lipides comme facteur pour le gain de poids pendant le vieillissement. Ces résultats identifient le renouvellement des lipides du tissu adipeux comme une nouvelle cible thérapeutique. Des thérapies ou des changements d’habitude de vie pourraient contrecarrer la diminution des taux de renouvellement de lipides pendant le vieillissement et dans l’obésité.
Estimer les taux de renouvellement de lipides
La cellule échange continuellement avec son environnement et peu de ses molécules sont éternelles. La plupart des méthodes pour mesurer le renouvellement des molécules se basent sur un principe commun: marquer la molécule nouvellement synthétisée avec des molécules spéciales (par exemple le marqueur Bromodeoxyuridine ou BrdU). La détection de ces marqueurs dans un tissu suggère que des molécules ont été nouvellement formées. Une des limitations de l'utilisation de ces marqueurs chez l'humain est qu'il faut les administrer pendant assez longtemps pour espérer les détecter à des niveau suffisamment élevés pour pouvoir estimer leur taux d'incorporation et leur pénétrance. De plus, la toxicité de certains marqueurs limite leur utilisation chez les humains.
On peut néanmoins trouver un marqueur naturellement présent dans la nourriture. Le carbone possède trois isotopes naturels: 12C, 13C et 14C. Le 14C est radioactif, avec une demie vie d'environ 6000 ans, mais est produit en permanence dans l'atmosphère par le rayonnement solaire. Les plantes et les animaux qui vivent des plantes absorbent le 14C atmosphérique. La demi vie relativement longue du 14C permet donc la datation archéologique des matériaux d'origine animale ou végétale. Pour dater des échantillons contemporains (à l'échelle archéologique, ceci veut dire moins d'une centaine d'année), la demi vie est cependant trop longue et il faut exploiter un événement géopolitique important du XXe siècle.
Durant la guerre froide, la course aux armements entre l'URSS et les États-Unis a conduit ces pays à effectuer des centaines d'essais nucléaires hors sol. Entre 1955, date de la première détonation par les soviétiques, et 1963, date de la signature d'un traité interdisant les essais nucléaires hors sol, plus de 500 détonations ont généré assez de 14C pour presqu'en doubler la concentration atmosphérique. Depuis 1963, la concentration de 14C diminue, principalement à cause de l'absorption dans les océans (Reimer et al, 2004; Hammer \& Levin, 2017).
Ce pic de 1963 suivi d'une décroissance est reflété dans le contenu en 14C de l'ADN. Il est ainsi possible de détecter la date moyenne de création d'un échantillon biologique en rapportant son niveau de 14C mesuré contre la courbe atmosphérique. Cette méthode a été mis au point par Kirsty L Spalding, Jonas Frisén et leurs collègues au Karolinska Institute à Stockholm dans les années 2000 (Spalding et al, 2005).
Modèle de renouvellement des lipides
Pour relier les changements en contenu de 14C dans le temps à la dynamique des lipides, nous utilisons une équation structurée en âge pour suivre la densité de lipides d'âge \(a\) chez une personne d'âge \(t\) (Bernard et al, 2010),
\begin{align} \frac{\partial f}{\partial t}(t, a) + \frac{\partial f}{\partial a}(t, a) & = – K_{\text{out}}(a, t) f(t, a), \label{eq_pde} \\
f(t, a = 0) = K_{\text{in}}(t), \label{eq_bc} \\
f(t = 0, a) = 0. \label{eq_ic}
\end{align} Le temps \(t\) est l'âge de la personne, et l'âge \(a\) est l'âge, ou le temps de résidence, des lipides dans le tissu adipeux, depuis son incorporation après l'alimentation. La densité \(f(t,a)\) est la densité en âge (unité: quantité de lipides/an). La première équation est une loi de conservation où les lipides avancent en âge \(a\) à la même vitesse que le temps \(t\). Les nouveaux lipides (d'âge zéro) sont incorporés dans le tissu adipeux à un taux \(K_{\text{in}}(t)\) (unité : kg lipides/an; deuxième équation). Les lipides sont éliminés (pour l'énergie) à un taux \(K_{\text{out}}(a,t)\) (unité : par an). À la naissance, le tissu adipeux contient très peu de lipides (environ 0,4kg), d'où la simplification de la condition initiale à zéro (troisième équation). La densité de lipides est liée à la masse grasse totale \begin{align*}
F(t) = \int_0^{t} f(t, a) da. \end{align*}
Quand les taux d'élimination \(K_{\text{out}}\) et les taux d'incorporation \(K_{\text{in}}\) sont approximativement constant, l'EDP (trois équations ci-dessus) peut s'intégrer pour donner une équation différentielle ordinaire
\begin{align} \frac{dF}{dt} & = K_{\text{in}}– K_{\text{out}}F, \\
F(0) & = 0.
\end{align}
Avec le temps, le \(F\) approche l'équilibre
\begin{align}
F^* = K_{\text{in}}/K_{\text{out}}.
\end{align}
À l'équilibre, \(K_{\text{out}}\) donne la quantité relative de lipides remplacés chaque année, dénoté taux de renouvellement. Le temps de résidence moyen, où l'âge des lipides est
\begin{align} \langle a \rangle = \frac{1}{K_{\text{out}}}.
\end{align}
En pratique, l'âge des lipides est similaire à l'âge obtenu en rapportant les niveaux de 14C contre la courbe atmosphérique (Figure 1).
Figure 1 - (A) Courbe de 14C atmosphérique (changement pour mille par rapport au niveau de 1950). (B) Détermination visuelle de l'âge des lipides. Le niveau de 14C de l'échantillon est rapporté contre la courbe atmosphérique. L'âge de l'échantillon est la différence entre la date de collection (1) et la date de la courbe (2).
Estimer le taux à l'équilibre du renouvellement des lipides
L'hypothèse d'équilibre permet d'estimer les taux de renouvellement et l'âge des lipides \(K_{\text{out}}\) dans des échantillons individuels. En tout, près de 1000 échantillons de lipides ont été analysés depuis dix ans (Arner et al, 2011 Nature (n=141); Spalding et al, 2017 Nat Comm (n=593); Arner et al, 2019 Nat Med (n=110)).
Pour chaque échantillon, deux mesures indépendantes sont disponibles: la masse grasse totale \(F^*\) et le contenu en 14C. Ceci permet d'estimer les deux paramètres \(K_{\text{in}}\) et \(K_{\text{out}}\). Le taux de renouvellement de lipides \(K_{\text{out}}\) est estimé individuellement en résolvant l'équation
\begin{align}
\tilde C = \frac{1}{F^*} \int_{0}^{t} K(y – a) f(t,a) da,
\end{align} où \(y\) est la date de collection de l'échantillon1
et \(K\) est le niveau de 14C atmosphérique. Le taux de stockage \(K_{\text{in}}\) est obtenu par l'équation \begin{align} F^* = K_{\text{in}}/K_{\text{out}} \end{align}.
L'âge des lipides est corrélé avec l'indice de masse corporelle
L'indice de masse corporelle (IMC) est une mesure relative de la masse grasse: \(\text{IMC} = m/h^2\), où \(m\) est la masse de la personne (en kg) et \(h\) est la taille (en mètres). L'OMS définit un seuil d'IMC = 25 kg/m^2 pour le surpoids et 30 kg/m^2 pour l'obésité. Dans une cohorte comprenant 48 personnes (48 non-obèses et 30 obèses), nous avons montré une corrélation positive entre l'âge des lipides (temps de résidence des lipides dans le tissu adipeux) et l'IMC (Arner et al.~(2011); Figure 2A).
Changements à long-terme du renouvellement des lipides
Plus récemment, une cohorte a été suivie sur une durée allant jusqu'à 16 ans (moyenne 13 ans). Pour cette cohorte, nous avons trouvé que l'âge de lipides augmentait en moyenne de 0,6 an sur la durée du suivi (Arner et al.~(2019); Figure 2B).
Figure 2 - (A) Âge des lipides vs obésité. Données de Arner et al.~(2011). (B) Augmentation de l'âge des lipides sur une cohorte adulte en 13 ans. Données de Arner et al.~(2019).
Stockage de l'énergie dans les tissus adipeux
Les agences françaises de santé françaises un apport de 35-40% de l'énergie totale sous forme de lipides (ANSES, Equilibre entre les macronutriments). Prenons l'exemple d'une personne adulte au poids stable de 60kg, avec masse grasse \(F\)=12kg et besoins énergétiques de 2000kcal/j. Pour un taux de renouvellement de lipides 0.76/an, on a \(K_{\text{out}}=0.002\)/j, et \(K_{\text{in}}= F K_{\text{out}}= 24\)g/j. Avec 35\% d'apport sous forme de lipides, on a un apport de 700kcal/j, soit 78g/j de lipides, en comptant 9kcal/g lipides. Le ratio 24g/78g indique qu'environ le tiers des lipides ingérés quotidiennement est stocké plutôt que brûlé directement pour de l'énergie. Par conséquent, 24g de lipides sont déstockés du tissu adipeux chaque jour. La capacité du tissu adipeux à mobiliser les lipides pour fournir de l'énergie joue donc un rôle dans la régulation de la masse corporelle.
Le taux \(K_{\text{out}}\) nous donne un ordre de grandeur sur la vitesse maximale de perte de poids. Pour une personne obèse avec \(F=60\)kg, par exemple, la perte de masse grasse quotidienne sera de 120g (60kg \(\times\) 0.002/j), en supposant zéro stockage, \(K_{\text{in}}= 0\)g/j. Les facteurs influençant \(K_{\text{out}}\) ne sont pas connus, mais l'exercice physique joue sûrement un rôle important. La datation 14C a une précision limitée. Il existe une variabilité importante dans les estimations de taux de renouvellement qui sont sûrement plus dus à une erreur de mesure qu'à une variabilité interindividuelle.
Lien entre le renouvellement des lipides et l'équilibre énergétique
Le succès des interventions cliniques pour gérer le poids est toujours obtenu en modifiant l'équilibre énergétique. L'équilibre énergétique peut être exprimé en terme d'apports énergétiques (Energy Input, EI) et de dépenses énergétiques (Energy Expenditure EE) ou encore en terme d'énergie stockée (ES) et d'énergie métabolisée (EM),
\begin{align}
\Delta E & = \text{Energy intake (EI)} – \text{Energy Expenditure (EE)}, \\
\Delta S & = \text{Energy stored (ES)} – \text{Energy metabolised (EM)}.
\end{align}
Par la loi de conservation d'énergie, les deux expressions sont équivalentes:
\begin{align*}
\Delta E = \Delta S.
\end{align*}
\(\Delta S\) est la quantité nette d'énergie stockée par unité de temps. L'énergie est stockée dans la mass grasse sous forme de lipides ou maigre sous forme de glycogène et de protéines, \(\text{ES}= \text{ES}_{\text{fat}}+ \text{ES}_{\text{lean}}.\) De la même façon, l'énergie peut être métabolisée à partir de la masse grasse ou maigre, \(\text{EM}= \text{EM}_{\text{fat}}+ \text{EM}_{\text{lean}}.\)
La taux de renouvellement \(K_{\text{out}}= F_{\text{mob}}/ F\), où \(F_{\text{mob}}\) est la quantité totale de lipides mobilisés par an (kg/an). La densité énergétique du gras est \(d=39.5MJ/kg\) (9.4kcal/g). On a donc \[
F_{\text{mob}} = \frac{\text{EM}_{\text{fat}}}{d}. \] et \[ K_{\text{out}}= \frac{\text{EM}_{\text{fat}}}{d F}, \]
De la même façon, le stockage des lipides \(K_{\text{in}}\) est déterminé par la quantité d'énergie stockée \[ K_{\text{in}}= \frac{\text{ES}_{\text{fat}}}{d}. \] Pour compléter le bilan énergétique, il nous faudrait aussi \(\text{EM}_{\text{lean}}\), mais comme la grande majorité de l'énergie mobilisée provient de la masse grasse, nous allons négliger ce terme. Les données \textsuperscript{14}C montrent qu'à l'équilibre énergétique, \(K_{\text{out}}\) \(K_{\text{in}}\) sont non-nuls, même si \(\Delta S = \Delta E = 0\). Une partie de l'énergie utilisée quotidiennement provient de nos réserves de graisse.
En résumé, nous avons quatre composants énergétiques: EI, EE, ES et EM, liés par la relation EI - EE = ES - EM. De plus, il existe des liens fonctionnels entre chacun des composants
- ES est lié à EI: sans apport de lipides alimentaires, le stockage ES sera négligeable.
- EM est lié à EE: l'augmentation des dépenses énergétiques font mobiliser des lipides stockés.
- EE est lié à EI: les dépenses énergétiques sont dépendantes des apports alimentaires.
Ces liens sont probablement bidirectionnels. Par conséquent, les liens de causalité sont difficiles à obtenir. Néanmoins, nous pouvons établir les résultats suivants:
- Le taux de renouvellement des lipides \(K_{\text{out}}\) (EM) diminue avec l'IMC. En termes relatifs, EM est donc plus faible chez les personnes obèses que les personnes normopondérées. Une explication possible est que la capacité de mobilisation des lipides soit réduite chez les personnes obèses.
- L'énergie disponible serait donc limitée par rapport à ce qu'elle serait chez les personnes normopondérées, ce qui limiterait les dépenses énergétiques.
- Le taux de renouvellement des lipides \(K_{\text{out}}\) (EM) diminue avec l'âge. Pour maintenir un poids stable, il faut aussi diminuer \(K_{\text{in}}\). Deux possibilités: diminuer EI (apport énergétique) et augmenter EE (exercice physique).
Les résultats présentés ici supposent que la masse grasse est à l'équilibre. Dans une situation de perte importante de gain ou de poids, cette hypothèse ne serait pas vérifiée, et les temps de résidence des lipides dépendraient aussi fortement des taux de stockage. En combinant les dynamiques de changement de poids et l'analyse de renouvellement des lipides, nous avons l'espoir de pouvoir caractériser comment s'effectue la régulation des flux de lipides en fonction du bilan énergétique. Ceci permettrait de d'adapter les interventions et de mieux calibrer les attentes des patients en terme de durée, d'effort et de bien-être.
- 1Il n’existe pas toujours une unique solution. On ne peut expliquer un C inférieur à la concentration de 14C à la date y, en ce cas on suppose que l’échantillon est contemporain et que le taux de renouvellement est infini.
Références
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P Arner, S Bernard, M Salehpour, G Possnert, J Liebl, P Steier, BA Buchholz, M Eriksson, E Arner, H Hauner, T Skurk, M Rydén, KN Frayn and KL Spalding, Dynamics of human adipose lipid turnover in health and metabolic disease (2011) Nature 478:110-113
S Bernard, J Frisén, KL Spalding (2010) A mathematical model for the interpretation of nuclear bomb test derived 14C incorporation in biological systems. Nucl Instr Meth B 268:1295-1298
Hammer, F. & Levin, I. Monthly mean atmospheric D14CO2 at Jungfraujoch and Schauinsland from 1986 to 2016. (2017) https://doi.org/10.11588/data/10100, heiDATA, V2
Reimer, P. J., Brown, T. A. & Reimer, R. W. Discussion : reporting and calibration of post-bomb 14C data. (2004) Radiocarbon 46, 1299–1304
KL Spalding, S Bernard, E Näslund, M Salehpour, G Possnert, L Appelsved, K Fu, K Alkass, H Druid, A Thorell, M Rydén and P Arner, Impact of fat mass and distribution on lipid turnover in human adipose tissue (2017) Nat Comm 8:15253 doi:10.1038/ncomms15253
KL Spalding, RD Bhardwaj, BA Buchholz, H Druid, J Frisén (2005) Retrospective birth dating of cells in humans. Cell 122:133-143
Contact
Samuel Bernard est chargé de recherches au CNRS. Il est membre de l’Institut Camille Jordan (ICJ - CNRS, Ecole centrale de Lyon, INSA de Lyon, Université Claude Bernard & Université Jean Monnet) et membre de l’équipe Inria Team Dracula.