Quel est votre domaine de recherche ?
Mon domaine est l’histoire des mathématiques. Concrètement, je m’intéresse à la manière dont les mathématiques ont changé dans le temps, comment ces changements sont connectés à ceux d’autres disciplines (tout le monde pense à la physique, mais en l’occurrence, je m’intéresse plutôt aux sciences du langage, ou à l’histoire naturelle), ou parfois à des événements culturels ou politiques (par exemple la Première Guerre mondiale). J’ai beaucoup travaillé sur des manières de capturer des effets collectifs dans une discipline où la création reste souvent perçue comme strictement individuelle - cela veut dire faire ressurgir des travaux et des gens passionnants, mais oubliés, ou comprendre comment s’imbriquent dans un texte de maths des concepts, des manières de penser les questions à résoudre, ce qu’est une solution même, des traces de collaboration, des histoires. Je suis aussi fascinée par la manière dont les mathématiciens construisent ce qui semble être des concepts ou des résultats stables sur un long terme, par un travail d’identification, d’adaptation, de réécriture, souvent très difficile, et qu’il s’agit pour nous de démonter.
Des mathématiciens et mathématiciennes qui vous ont marqué ?
Michèle Vergne dont j’ai lu jeune le récit franc et profond de ses débuts (dans les actes du séminaire de P. Samuel, « Mathématiques et mathématiciens ») et qui m’a bluffée, et encouragée, par sa capacité d’analyse, le mélange de recul et d’engagement. Jean-Pierre Serre. C’est une évidence, voire une banalité, pour beaucoup de mathématiciens, mais en ce qui me concerne, c’est sans doute à cause de lui que je suis devenue une maniaque de la typographie (« ne jamais commencer une phrase par un symbole »), ou que je recommence dix fois mes introductions. Entreprise désespérée, d’ailleurs, parce que je sais que si par hasard il me lit, il va trouver des erreurs, et qu’il aura raison. Plus généralement, les gens très exigeants, qui vous obligent à vous remettre en question, bien au-delà de leur domaine ou du vôtre : à chaque fois que j’écoute un exposé de Claire (Voisin), cela me convainc qu’il vaut mieux recommencer encore une ou deux fois (ou trois) ce que je suis en train de faire. Dans la même veine, j’ai été très impressionnée par un historien, Robert Descimon, dont j’ai suivi le séminaire à l’EHESS pendant plusieurs années, à cause de sa connaissance spectaculaire des sources, dans leurs moindres détails, au service d’une vision générale, théorique et profonde, de la société d’Ancien Régime. Les mathématiciennes rencontrées à Femmes et mathématiques, brillantes, bienveillantes, passionnées, différentes, m’ont aussi beaucoup marquée (je pense en particulier à Marie-Françoise Roy, Françoise Delon et Michèle Audin, mais il y en aurait bien d’autres à mentionner). Dans mon domaine propre, les deux personnes qui m’ont le plus influencée sont Jim Ritter et Norbert Schappacher, avec qui je mène une conversation de plus de 30 ans sur (la théorie de) l’histoire des maths (dont quelques articles communs sont même sortis !). Et à part cela, le mathématicien avec qui j’ai sans doute passé le plus de temps et que je connais le plus intimement (mais ce n’est pas réciproque…), c’est sans doute Charles Hermite : j’ai lu des milliers de lettres de lui et étudié la plupart de ses articles, nous sommes à peu près aux antipodes l’un de l’autre sur beaucoup de sujets sociétaux, et ses maths sont totalement déconcertantes, discursives et calculatoires tout à la fois, volant d’un thème à un autre ; fascinantes.
Qu’est-ce que vous aimez dans votre métier de mathématicienne ?
La liberté, la multiplicité des choses légitimes à faire, les amitiés et les voyages. Les maths, sous beaucoup de formes.
Savez-vous déjà ce que vous allez raconter à l’ICM à Rio ?
Si possible tout ce qui précède. La vraie question est comment le raconter en 1 heure. Dans mon expérience, un exposé d’histoire des maths, c’est l’occasion de centaines de malentendus.
Catherine Goldstein est directrice de recherches au CNRS. Elle est membre de l’Institut de mathématiques de Jussieu - Paris rive gauche (CNRS, Sorbonne Universite, université Paris Diderot).