Un contre-exemple à la conjecture d’Arnold
Considérons un anneau plat en pâte à modeler. On le déforme sans créer de trou ou déchirement de façon que le cercle intérieur à l’anneau tourne dans un sens et que le cercle extérieur tourne dans l’autre sens. Poincaré a démontré en 1912 qu’au moins deux points de l’anneau ne bougeaient pas pendant la transformation. Ceci fut généralisé en 1976 par le mathématicien Vladimir Arnold dans une célèbre conjecture, initialement formulée pour une certaine classe de transformations très régulières. Dans un travail récent, Lev Buhovsky, Vincent Humilière et Sobhan Seyfaddini ont montré que cette conjecture perdait toute validité en présence d’irrégularités.
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Dans un travail récent, Lev Buhovsky, Vincent Humilière et Sobhan Seyfaddini ont montré qu'une célèbre conjecture du mathématicien Vladimir Arnold, qui fut initialement formulée pour une certaine classe de transformations très régulières, perdait toute validité en présence d'irrégularités.
Les origines de la conjecture d'Arnold remontent aux travaux de Poincaré sur le problème des trois corps, motivés par l'étude de la mécanique céleste. Ceux-ci le menèrent en 1912 à un énoncé dont Birkhoff donna la preuve en 1913. Afin de formuler ce résultat, appelons $A$ la partie du plan délimitée par deux cercles concentriques de rayons respectifs $r$ et $R$, comme sur la figure ci-dessous :
Figure 1 - L'anneau du théorème de Poincaré-Birkhoff
Théorème 1 (Poincaré, 1912, [6] - Birkhoff, 1913, [2]) Tout homéomorphisme préservant l'aire de l'anneau $A$ faisant tourner les deux cercles extérieurs dans des directions opposées admet au moins deux points fixes.
Arnold a conjecturé une généralisation en dimension plus grande que 2 de ce théorème, démontrée par Conley et Zehnder [4] : toute transformation hamiltonienne du tore de dimension $2n$ admet au moins $2n+1$ points fixe [cf note 1]. Arnold a aussi élargi sa conjecture aux variétés symplectiques, qui constitue le cadre général où sont définies les transformations hamiltoniennes [cf note 2].
Conjecture 1 (Arnold, 1976, [1]) Sur une variété symplectique compacte $M$, tout difféomorphisme hamiltonien admet au moins autant de point fixes qu'une fonction sur $M$ doit avoir de points critiques.
Figure 2 - V.I. Arnold (Moscow Mathematical Journal, Vol 7-3, 2007)
On sait bien sûr que toute fonction sur une variété compacte admet au moins 2 points critiques (son min et son max), mais on sait aussi [cf note 3] que toute fonction sur une variété symplectique compacte de dimension $2n$ (une variété symplectique est toujours de dimension paire) doit avoir au moins $n+1$ points fixes. La conjecture d'Arnold prédit donc au moins $n+1$ points fixes pour tout difféomorphisme hamiltonien. Cette conjecture a été prouvée dans de nombreux cas et n'a encore jamais été mise en défaut.
Notons que toute variété différentiable admet un difféomorphisme ayant un unique point fixe. La conjecture d'Arnold énonce donc une spécificité des difféomorphismes hamiltoniens, une rigidité particulière de la géométrie symplectique. Cette conjecture a eu une importance considérable puisqu'elle est à l'origine de la construction de l'homologie de Floer (vers 1990) et plus généralement des développements spectaculaires récents de la géométrie symplectique.
On peut remarquer que la conjecture d'Arnold est énoncée pour des difféomorphismes, là où le théorème de Poincaré-Birkhoff est énoncé pour des homéomorphismes. Ceci nous mène à un sous-domaine de la géométrie symplectique, qui se développe rapidement depuis une décennie, et est appelé "géométrie symplectique $C^0$". Le terme "$C^0$" se réfère au fait que les objets considérés ici sont seulement continus (donc potentiellement très irréguliers) par opposition aux objets classiques de la géométrie symplectique qui sont lisses (et donc très réguliers). En particulier, les spécialistes de la géométrie symplectique $C^0$ s'intéressent de près aux notions d'homéomorphismes symplectiques et hamiltoniens [cf note 4], le problème principal étant de savoir si ces objets fortement irréguliers se comportent de manière similaire à leurs analogues lisses. La question de la validité de la conjecture d'Arnold pour les homéomorphismes hamiltoniens s'est donc très vite posée.
Dans le cas des surfaces, la conjecture d'Arnold avait été établie par Matsumoto il y a presque 20 ans, avec des méthodes spécifiquement 2-dimensionnelles.
Théorème 2 (Matsumoto, 2000, [5]) Tout homéomorphisme hamiltonien sur une surface compacte vérifie la conjecture d'Arnold.
Contre toute attente, la situation s'avère radicalement différente en dimension supérieure.
Théorème 3 (Buhovsky-Humilière-Seyfaddini, 2018, [3]) Toute variété symplectique de dimension strictement plus grande que deux admet un homéomorphisme hamiltonien qui admet un unique point fixe et est lisse en dehors de son point fixe.
La conjecture d'Arnold n'est donc plus vérifiée dès que l'on considère des transformations hamiltoniennes ayant des irrégularités. Ce contre-exemple donne naissance à de nombreuses questions. Par exemple, est-il possible de définir une notion de multiplicité pour les points fixes d'un homéomorphisme hamiltonien ? Plus généralement, nous voudrions comprendre à quel point la dynamique des homéomorphismes hamiltoniens est différente de celle des difféomorphismes hamiltoniens.
Notes
1. Pour déduire le théorème de Poincaré-Birkhoff de la conjecture d'Arnold, il suffit de recoller deux copies de l'anneau le long de leur bord pour former une tore de dimension 2 !
2. Une variété symplectique est une variété $M$ munie d'une 2-forme différentielle fermée et non-dégénérée $\omega$. Les difféomorphismes hamiltoniens d'une variété symplectique $(M,\omega)$ sont les difféomorphismes obtenus en intégrant un champ de vecteur $X$ (dépendant du temps) sur $M$ pour lequel $\omega(X,\cdot)$ est une 1-forme exacte.
3. C'est la théorie de Lusternik-Schnirelman qui l'affirme.
4. Il y a de multiples définitions possibles pour de tels homéomorphismes, la plus simple étant d'appeler homéomorphisme symplectique (resp. hamiltonien) les homéomorphismes qui sont limites uniformes de difféomorphismes symplectiques (resp. hamiltoniens)
Références
[1] V.Arnold. Les méthodes mathématiques de la mécanique classique. Éditions Mir, Moscow, 1976.
[2] G.Birkho. Proof of Poincaré's geometric theorem.Trans. Amer. Math. So c.,14 (1913).
[3] L.Buhovsky, V.Humilière, and S.Seyfaddini. A C0 counter example to the Arnold conjecture. Invent. math., 213(2) : 759 -809, 2018.
[4] C.C.Conley and E.Zehnder. The Birkhoff-Lewis fixed p oint theorem and a conjecture of V.I.Arnold. Invent. Math.,73(1) : 33-49,1983.
[5] S.Matsumoto. Arnold conjecture for surface homeomorphisms. In Proceedings of the French-Japanese Conference Hyperspace Topologies and Applications (La Bussière,1997), volume 104, 2000.
[6] H.Poincaré. Sur un théorème de géometrie. Rend. Circ. Mat. Palermo, 33 (1912).
Contacts
Lev Buhovsky est Associate Professor à l’École des sciences mathématiques de l’université de Tel Aviv.
Vincent Humilière est maître de conférences à Sorbonne Université et membre de l’Institut de mathématiques de Jussieu - Paris rive gauche (IMJ-PRG - CNRS, Sorbonne Université & Université Paris Diderot).
Sobhan Seyfaddini est chargé de recherche CNRS affecté à l’Institut de mathématiques de Jussieu - Paris rive gauche (IMJ-PRG - CNRS, Sorbonne Université & Université Paris Diderot).