Maths & Musique #4 : Une même seconde peau, par Thomas Menuet

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« Et si le musicien revêtait le costume d’un médiateur s’appliquant à dissiper les chimères du vaste monde de la mathématique ? » C’est par cette idée que Thomas Menuet a conduit sa résidence Arts & Sciences au sein de l'Institut de Recherche Mathématiques de Rennes, de 2022 à 2024. Cette résidence a été l'occasion de nombreux échanges entre collègues scientifiques et le compositeur, néophyte avoué, qui avait à cœur de comprendre certains enjeux de la recherche mathématique et de les partager au plus grand nombre sous une forme esthétique, ludique, surprenante. 

Thomas Menuet a notamment réalisé 10 énigmes mêlant concepts mathématiques et musicaux. Elles seront affichées lors d'une exposition du 7 octobre au 8 novembre, au Diapason, à Rennes. 

Après deux années de résidence artistique à l’Institut de recherche mathématique de Rennes (IRMAR), Université de Rennes, j’ai appris beaucoup au contact de bon nombre de chercheuses et chercheurs. Grâce à cet article, j’aimerais vous faire part d’un peu de cet émerveillement, moi qui suis musicien, au travers notamment de la description de quelques prises de conscience que j’estime importantes, et qui pour certaines ont durablement changé ma vie musicale.

Thomas Menuet aux côtés de Vincent Duchêne, mathématicien à l'IRMAR, © Guillaume Julien

Tout commence le 6 octobre 2022. À 9h, l’on me présente l’équipe administrative sur laquelle je pourrai m’appuyer si besoin. Je suis invité à 10h15 pour un séminaire inconnu, puis à un autre à 13h, de la géométrie algébrique cette fois. Mais avant cela je rencontre à 9h30 Michel Gros. Intrigué par la présence d’un musicien dans les murs de l’IRMAR, il souhaite me rencontrer et sonde par là-même un peu mes connaissances. Je pose quant à moi quelques questions naïves sur ce qu’est la journée d’une mathématicienne ou d’un mathématicien. Il travaille à ce moment sur l’inégalité d’observabilité par des équations elliptiques. Nous nous quittons poliment après cette première observation.

Les deux séminaires s’enchaînent à la suite de l’entretien, et je n’y comprends rien. Il en va de même pour les deux semaines suivantes. Je commence à me questionner sur ce que je fais ici, sur tout ce qui se passe devant moi et que je rate lamentablement. Frustré de n’avoir aucune prise sur le réel, je décide d’y réfléchir en restant chez moi la semaine suivante. L’imposture totale et la honte me gagne l’esprit. Suis-je légitime ici ? Une fois de plus, même si c’est un peu ce que je recherche au fond, je suis dans une situation qui me réduit à rien, et qui surtout me montre toute l’étendue de mon impuissance. Il faudra toutefois bien réussir à capter ce savoir d’une manière ou d’une autre, qui pour le moment me glisse entre les doigts comme du sable fin. Puis ce moment difficile passe, comme si j’avais enfin accepté non pas de me légitimer, mais bien de m’acclimater à autre chose qu’à mon quotidien de musicien. Peut-être est-ce la clef, cette acclimatation ? Et c’est là, presque malgré moi, que les choses changent.

Ce fut l’une des plus importantes prises de conscience de ces deux années. « L’on n’apprend pas vraiment, on s’acclimate au contexte que l’on étudie, et l’on comprend ». C’est le quotidien des mathématiciennes et mathématiciens ici, la définition de la recherche même. Désirer le vrai, se confronter à lui autant qu’à toute la difficulté de la compréhension de son contexte, nécessaire à son éclosion. Dans ce monde dépouillé et silencieux, sauvage et inadapté à ce que nous sommes, il nous faut parvenir à étendre notre vision au-delà de notre inconsistance, et c’est un effort, un vrai, car avant l’évidence l’on ne voit presque rien. Ainsi, puisque c’est une fois la zone du vrai localisée par l’intuition que nous habiterons son contexte, nous serons obligés par ses règles à développer en creux la musculation nécessaire à sa compréhension, et plus largement, à la compréhension de ce que l’on croit savoir de ce qu’est la mathématique. Quelle est-elle d’ailleurs, l’infini par tous les bouts et en constante extension, non ?

Énigme Lueur (fusion nucléaire)Énigme Le domaine (espace)
Je crois aujourd’hui que comme la musique, la mathématique n’est rien d’autre que nous même, le miroir de notre esprit, que nous regardons sans cesse avec plus de précision, de profondeur et de vérité, génération après génération.
Thomas Menuet, compositeur en résidence à l’IRMAR

Un langage codé qui n’a d’autre objet que de nous permettre de prendre conscience de ce que nous sommes et de ce qui nous entoure. Pour un peu, nous serions presque prêts à croire que la mathématique existerait sans nous. Il n’en est rien, bien entendu. Elle nous révèle, nous éveille, grâce à nous, comme la musique.

Elle est ce gant qui s’adapte par la force de notre esprit à la main de chacun. Une seconde peau à l’être, qui saura toujours nous correspondre à chaque instant de notre vie, pour explorer les endroits sombres qui nous préoccupent. Guidée par notre conscience, elle sera toujours là pour nous dire que nous avons bien fait, que nous avions raison dans un cadre bien défini. Qu’à force de travail, l’on parvient toujours à viser juste, au fond. Elle est nous-même, notre passé et notre présent, un condensé d’éclairs qui traverse la nuit tout autour de nous et qui, si on le souhaite, nous habite. Elle est notre futur aussi, avec le vrai constamment renouvelé comme boussole, que l’on sent instinctivement exister quelque part sans savoir où encore. C’est d’ailleurs tout l’enjeu des chercheuses et chercheurs.

« Parvenir à voir » est ce que m’a appris la mathématique. Et c’est cette idée qui est pour moi aujourd’hui constitutive du travail musical. Je souhaite vous la décrire plus précisément : c’est une forme d’éveil sans fin, qui peut avoir lieu partout et en toutes disciplines.
Thomas Menuet, compositeur en résidence à l’IRMAR

Elle est sans fin car chaque éveil est une arrivée tout de suite transformée en étape vers un autre éveil. Autrement dit, il y a corrélation dans ce monde entre le désir de retrouver ce sentiment de clairvoyance et les nouvelles questions que pose dans son sillon ce dévoilement, nouvelles questions qui seront ensuite le terreau du futur éveil, et ainsi de suite. Pour retrouver ce sentiment d’éveil, il est important de savoir multiplier ses chances. Et pour cela nous devons multiplier les angles d’approche et de compréhension de notre sujet en étant créatif et inattendu, en échangeant avec d’autres. C’est ce que font les chercheuses et chercheurs en mathématiques.

Comment parvenir à déchiffrer un code César en langue française sans laborieusement essayer toutes les solutions de décalage des lettres possibles ? L’on y parvient grâce à la fréquence des « e » dans la langue française. En repérant la lettre qui remplace le « e », l’on simplifie la méthode du déchiffrage. C’est original comme solution, simple et élégant à la foi, efficace et tellement gratifiant de sentir ensuite la limpidité du mécanisme.

Une question similaire s’est posée musicalement à moi lors de la troisième œuvre que je réalise pour cette résidence, et qui traite de la Vérité mathématique. Voici au passage les quatre sujets que vous pourrez entendre musicalement à partir de décembre 2024 : La place des femmes dans les mathématiques (Némésis), la passation de savoir entre générations (Héritage), la vérité (Vérité), et la construction de l’esprit mathématique (Esprit). Mais qu’est-ce donc que la vérité mathématique? Aucune idée bien sûr … sauf peut-être un point : c’est une vérité contextuelle.

Énigme Cyber horizon (sécurité des ordinateurs quantiques)Énigme Hommage (télécommunication)

Lorsqu’une chercheuse ou un chercheur tente de trouver une équation, son premier réflexe est de la contextualiser, c’est-à-dire de la placer dans un ensemble de nombres : ℕ, ℤ, 𝔻, ℚ, ou ℝ. Chacun de ces ensembles ne donnera pas le même résultat à l’équation. Plusieurs solutions dans ℝ, et peut-être aucune dans . Mais alors, où se situe la vraie solution ? Elles sont toutes vraies m’a-t-on répondu, ce qui veut dire que selon son contexte une équation a plusieurs vérités. La vérité en mathématique est donc contextuelle. Mais alors comment rendre ce fait et surtout, le faire comprendre au mieux par la musique ?

J’ai utilisé un thème connu que j’ai réécrit dans différentes divisions de l’octave, comme les différentes réalités d’une équation dans la théorie des ensembles. En 4, en 7, en 12 (½ tons du piano), en 15 et finalement en 24 notes. Cela bien entendu entraîne des ¼ de ton disséminés ici et là, mais surtout, cela ouvre musicalement de nouveaux horizons, les fameuses questions nous entraînant vers un autre éveil. En voici quelques-unes ci-dessous :

Que devient ce thème initialement connu en 12 demi-tons avec ces nouveaux découpages, est-ce un autre ou est-ce toujours le même ? Autrement dit, même si la notion de vrai ne s’impose pas d’elle-même en art, la question du juste nous force à nous demander si par les sens, l’on perçoit le même ou bien un autre thème ? Perçoit-on ce thème comme étant toujours le même avec 12 ½ tons, ou est-il perçu tout autrement au contact des autres ? Où est le vrai thème ? Sur 12 ½ tons bien entendu, mais en est-on sûr ? Est-on en droit ici d’imposer à la perception ce que l’on sait du vrai de la raison (plusieurs vérités contextuelles) ? La musique n’est-elle pas autrement vraie que la mathématique ? La variation du thème par la modification de son contexte qu’entraine cette analogie math/musique est pour moi entièrement inédite en musique. Et cette idée provient des mathématiques.

Par-delà ces œuvres musicales et les questions qu’elles charrient, et avec l’aide du service culturel de l’université de Rennes, nous avons travaillé à mettre en forme 10 énigmes mathématiques et musicales avec un graphisme actuel. Ces deux projets cheminent avec l’idée que la musique et la mathématique nous permettent de voir bien au-delà de nos sens. Par quel miracle cela a-t-il été un jour possible de nous projeter si loin, de nous éveiller au-delà de nous-même, de notre corps et du temps ?

Les 10 énigmes sont présentées sous la forme d’une exposition et les 4 œuvres musicales sous la forme d’un concert. Pour toutes informations vous pouvez contacter Guillaume Julien, chargé de communication au diapason : guillaume.julien@univ-rennes1.fr   

Exposition art & science ÉNIGMATIQUE

Le Service Culturel de l'Université de Rennes, l'IRMAR et Thomas Menuet, ont organisé un vernissage de l'exposition art & science ÉNIGMATIQUE. Retrouvez Thomas Menuet et de nombreux mathématiciennes et mathématiciens autour d'un verre pour échanger sur ce travail.

L'exposition fut visible du 7 octobre au 8 novembre 2024, Le Diapason de 9h à 21h du lundi au vendredi.

Contact

Thomas Menuet
Compositeur en résidence à l’IRMAR de 2022 à 2024