Une généralisation de la règle de Descartes

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La règle de Descartes, énoncée en 1637 dans un appendice intitulé La géométrie du Discours de la méthode, donne une majoration du nombre de racines strictement positives d’un polynôme à une variable donné. Sa généralisation au cas des polynômes de plusieurs variables connaît de récents développements.

Ce résultat fondateur de la géométrie algébrique (voir [S]) concerne le nombre de racines strictement positives d’un polynôme donné. Plus précisément, si

$$P(X)=\sum_{i=0}^d c_iX^i$$

est un polynôme réel et si l'on note {s} le nombre de monômes de ${P}$ apparaissant avec un coefficient ${c_i}$ non-nul, la règle de Descartes affirme que le nombre de racines  strictement positives de ${P}$ comptées avec multiplicité est majoré par le nombre total de changements de signe entre deux coefficients consécutifs non nuls de ${P}$. De plus, la règle stipule que ces deux nombres ont la même parité. La règle de Descartes est optimale et il en découle immédiatement la borne s-1, également optimale, sur le nombre de racines strictement positives de ${P}$, ainsi que la borne ${2s-1}$ sur le nombre de racines réelles.
Par conséquent, si ${P}$ a peu de monômes comparativement à son degré alors, parmi ses racines complexes, peu seront réelles. Par exemple, le polynôme $X^d-1$ a ${d}$ racines complexes mais au plus ${2}$ racines réelles !

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Portrait de René Descartes (1596-1650) par Frans Hals, musée du Louvre, photo d’André Hatala, 1997.

Ce phénomène est-il propre au cas des polynômes d’une variable ?

En 1980 A. Khovanskii a apporté une réponse négative à cette question dans son livre Fewnomials [K] en établissant un certain nombre de généralisations de la borne de Descartes au cas multivarié et dans un cadre plus général que le cadre purement algébrique.

Considérons un système polynomial formé de ${n}$ équations polynomiales en ${n}$ variables et notons ${s}$ le nombre total de monômes apparaissant avec un coefficient non nul dans ce système (en écrivant chaque polynôme sous forme développée). Il est naturel de supposer que ${s}$ soit au moins égal à ${n+1}$. Une solution du système est dite {non-dégénérée} si les différentielles des polynômes du système en ce point sont linéairement indépendantes. Le livre [K] contient la borne

$$ 2^{s-1 \choose 2} \cdot (n+1)^{s-1} \quad (1) $$

sur le nombre de solutions non-dégénérées du système à coordonnées toutes strictement positives. Nous parlerons plus simplement de solutions positives. Malheureusement, cette borne est loin d'être optimale.

Elle fut grandement améliorée par F. Bihan et F. Sottile [BS] en 2007. Pour ${n=2}$ et ${s=5}$ par exemple, ils obtiennent ${15}$ au lieu de la valeur ${5184}$ donnée par la borne de Khovanskii, tandis que dans le cas général (${n}$ et ${s}$ quelconques) ils obtiennent la borne

$$ \frac{e^2+3}{4} 2^{s-n-1 \choose 2} \cdot (n+1)^{s-n-1}.   \quad (2) $$

Cependant, malgré cette amélioration les familles de systèmes polynomiaux pour lesquelles on connait une borne optimale sont rares et vouloir généraliser la règle de Descartes au cas multivarié peut paraitre ambitieux.

C'est néanmoins ce qu'ont réussi à faire très récemment F. Bihan et A. Dickenstein [BD]. Leur généralisation porte sur les systèmes polynomiaux avec ${n}$ quelconque et ${s=n+2}$. Un tel système est déterminé par sa matrice de coefficients ${C}$ de taille ${n } X {(n+2)}$ et par sa matrice d'exposants ${A}$ de même taille (dont chaque colonne contient les exposants d'un monôme du système).

La borne obtenue dans [BD] est le nombre de changements de signe dans une suite ordonnée dont chaque élément est le produit d'un mineur maximal de ${C}$ et du mineur maximal correspondant (mêmes colonnes) de ${A}$. L'ordre des éléments de la suite est déterminé par la matrice ${C}$ (contrairement au cas univarié où l'ordre est donné par celui des exposants !). De plus, comme dans le cas univarié, il y a congruence modulo deux entre la borne et le nombre de solutions du système. Ce nouveau résultat ouvre la voie à d'autres généralisations de la règle de Descartes.  D'ores et déjà, F. Bihan annonce une borne hybride valable pour tout ${n}$ et ${s}$ qui raffine la borne (2) plus haut et se présente sous la forme d'une somme d'un nombre de changements de signe et d'une fonction de ${n}$ et de ${s}$. Une histoire à suivre...

Références :

[BS] F. Bihan et F. Sottile, New fewnomial upper bounds from Gale dual polynomial systems, 2007, Moscow Mathematical Journal, Volume 7, Number 3, pages 387-407.

[BD] F. Bihan et A. Dickenstein, Descartes’ rule of signs for polynomial systems supported on circuits, 25 pages, à paraitre dans International Mathematics Research Notices, 2017 (disponible en ligne).

[K ] A. G. Khovanskii, Fewnomials, Translations of Mathematical Monographs, vol. 88, American Mathematical Society, Providence, RI, 1991.

[S] D. J. Struik (ed.), A source book in mathematics, 1200-1800, Source Books in the History of the Sciences. Cambridge, Mass. : Harvard University Press, XIV, 427 p., 1969.

 

Contact

Frédéric Bihan est maître de conférences à l'université Savoie Mont Blanc. Il est membre du laboratoire de mathématiques (LAMA - Université Savoie Mont Blanc & CNRS).