Feuilletages holomorphes dont le fibré canonique est trivial

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Le théorème d’uniformisation de Poincaré-Koebe permet une classification géométrique des surfaces. En 1984, Beauville et Bomogolov ont généralisé cette classification en considérant un sous-ensemble de variétés de dimensions plus grandes : les variétés de Kähler compactes avec fibré canonique topologiquement trivial. Dans un récent travail, F.Loray, J.V.Pereira et F.Touzet donnent une version feuilletée de cette généralisation.

Introduction

Le théorème d'uniformisation de Poincaré-Koebe [6] affirme que toute variété complexe compacte $X$ de dimension $1$ est uniformisée ou bien par la sphère de Riemann, le plan complexe ou encore le disque unité ; autrement dit, elle est le quotient d'un de ces trois espaces par l'action d'un groupe discret d'automorphismes holomorphes. En particulier, $X$ admet une métrique de courbure constante égale à +1, 0 ou -1 respectivement. Enfin, cette trichotomie est dictée par la topologie de la variété : $X$ est de genre $g=0$, $1$ ou $>1$ respectivement. Une généralisation remarquable de ce résultat, due à Enriques, est la classification des surfaces complexes compactes en fonction de dimension de Kodaira $\mbox{kod}(X)=\{-\infty,0,1,2\}$ : elle mesure la dimension asymptotique de l'espace des sections holomorphes globales des puissances tensorielles du fibré canonique $K_X$. En dimension plus grande, les problèmes techniques deviennent extrêmement difficiles et ont donné naissance à la théorie de Mori. Un cas bien connu avait été préalablement traité : motivé par des conjectures de Calabi, le théorème de Beauville-Bogomolov [2] donne une description remarquablement claire des variétés Kähler compactes avec fibré canonique topologiquement trivial.

Dans les années 2000, une version feuilletée de la classification d'Enriques-Kodaira voit le jour avec les travaux de Mendes, Brunella et McQuillan [3] : on remplace ici $K_X$ par le fibré canonique $K_{F}$ d'un feuilletage singulier $F$ sur $X$ et on classifie la paire $(X,F)$. Le travail [8] dont il est question ici peut-être vu comme une version feuilletée du résultat Beauville-Bogomolov.

Feuilletages

On peut envisager la notion de feuilletage holomorphe de diverses façons, suivant notamment que l'on se place du côté des systèmes dynamiques ou de la géométrie analytique/algébrique complexe. Nous adopterons ici plutôt ce dernier point de vue qui les voit comme un sous-faisceau saturé $F$ du faisceau tangent $TX$ d'une variété (qu'on supposera par la suite projective) stable par crochet de Lie. Le rang générique de $F$ est  communément appelé sa dimension et noté $\dim(F)$ et son lieu singulier, noté usuellement $\mbox{Sing}(F)$ est constitué des points au voisinage desquels $F$ n'est pas un sous-fibré de $TX$. Par saturation, ce lieu singulier est de codimension au moins égale à deux. Comme dans le cadre réel, la propriété de stabilité par crochet de Lie se traduit, en vertu du théorème de Frobenius, en terme d'intégrabilité : par chaque point de $X-\mbox{Sing}(F)$ passe une unique "feuille" de $F$ qui est une sous-variété de $X$ de dimension $\dim(F)$. De façon duale, on peut définir un feuilletage de codimension $q=\dim(X) -\dim(F)$ comme le noyau d'une forme méromorphe $\omega$ de degré $q$. Dans le cas $q=1$, la relation d'intégrabilité se traduit par la relation $\omega\wedge d\omega=0$.

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 Contrairement au cas des fibrations, dont les feuilletages constituent une extension non triviale, ces feuilles ne sont pas en général des sous-variétés algébriques et peuvent être immergées de façon "très transcendantes". Dans le cas réel, on rencontre typiquement ce cas de figure pour les feuilletages linéaires sur un tore, c'est-à-dire ceux induits par une famille de droites parallèles dans le plan. Il en effet bien connu que ces feuilletages sont minimaux (i.e chaque feuille est dense dans la topologie euclidienne) dès que la pente de la famille de droite est irrationnelle. Cet exemple possède un avatar complexe : un feuilletage "générique" de codimension $q$ défini par le noyau d'une forme holomorphe de degré $q<n$ sur un tore complexe ${\mathbb C}^n/\Gamma$ est minimal. Une illustration peut-être encore plus explicite de ce phénomène est fournie par le feuilletage $F_\lambda$ du plan projectif donné dans une carte affine par le noyau de la forme différentielle $ydx+\lambda x dy$, $\lambda\in {\mathbb C}*$ (ou dualement par le champ de vecteurs $\lambda x \partial_x -y\partial y$), lequel définit une fibration (méromorphe) si et seulement $\lambda$ est un nombre rationnel.
 
Une digression en caractéristique positive

L'avantage d'adopter la définition d'un feuilletage $F$  comme sous-faisceau intégrable du fibré tangent permet de sortir du cadre complexe et de considérer cet objet sur une variété algébrique $X$ définie sur un corps de caractéristique quelconque. Bien sûr, la notion de feuille perd son sens en caractéristique positive, hormis lorsque $F$ est algébriquement intégrable, c'est-à-dire est donné par une fibration rationnelle. En caractéristique $p>0$, on dispose d'un critère particulièrement maniable pour décider si tel est le cas : $F$ doit être stable par prise de puissance $p$-ième. Donnons quelques mots d'explication : un champ de vecteur sur $X$ peut être vu comme une dérivation $D$ sur le corps des fonctions rationnelles $K(X)$, de même que son itéré $p$-ième $D^p$ suivant la règle de Leibnitz. La condition de stabilité ci-dessus signifie alors que $D^p$ reste tangent au feuilletage dès que $D$ l'est. Cette propriété n'est en général que très rarement vérifiée ; néanmoins, en exploitant que $D$ et $D^p$ commutent, on peut facilement établir qu'un feuilletage en caractéristique positive peut toujours être donné comme le noyau d'une 1-forme $\omega$ qui est $d$-fermée, phénomène pourtant exceptionnel en caractéristique nulle. Si $(X,F)$ est une paire feuilletée, où $X$ est projective complexe,
il n'y a donc  en général pas moyen de remonter cette propriété de "fermeture" qui existe sur la réduction $(X_p, F_p)$ modulo $p$  (cette réduction a un sens car $X$ et $F$ sont définis par des équations algébriques).


 
Le fibré canonique d'un feuilletage
 
Soit $F$ un feuilletage holomorphe singulier sur une variété complexe compacte et $K_F$ son fibré canonique, c'est-à-dire le fibré des formes différentielles relatives de degré maximal le long des feuilles. Comme dans le cas des variétés projectives, il est naturel d'espérer que les propriétés numériques de $K_F$ gouvernent la géométrie de $F$ et donc celles de la variété ambiante. Dans le cas des surfaces projectives, c'est l'objet de la classification [3] sus-citée.

Le travail [8] dont il est ici question concerne l'étude des feuilletages dont le fibré canonique est numériquement trivial avec une description assez précise de ces objets en codimension un. Il existe plusieurs sources de motivations à cette étude. La première d'entre elles est sans doute de trouver un analogue feuilleté du fameux théorème de Calabi-Yau-Beauville-Bogomolov d'après lequel une variété à première classe de Chern nulle se décompose  après revêtement étale fini comme le produit d'un tore, de variétés hyperkählerienne et de variétés de Calabi-Yau, les tores étant caractérisés par $c_1=c_2=0$.

Revenons brièvement au cas des surfaces. La trivialité de $K_F$ signifie exactement que les feuilles de $F$ sont données par les courbes intégrales d'un champ de vecteur holomorphe s'annulant en un nombre fini de points. Le feuilletage linéaire singulier $F_\lambda$ sur ${\mathbb P}^2$ en fournit un exemple. Notons qu'il est construit comme une action (généralement non algébrique) de ${\mathbb C}^*$. Plus généralement, on obtient une large classe de feuilletages à  fibré canonique trivial en considérant ceux dont le faisceau tangent est trivial. En d'autres termes, $F$ est ici donné par une action localement libre d'un groupe de Lie $G$. Ce type de feuilletage apparaît naturellement sur certaines compactifications projectives équivariantes de groupes algébriques. Quand $G$ est abélien, on peut typiquement penser au feuilletage linéaire sur une variété abélienne, ou au feuilletage induit sur une variété torique $X$ par un sous-groupe (en général non fermé) de ${({\mathbb C}^*)}^n$. Là encore, ceci est simplement illustré dans le cas $n=2$ par le feuilletage $F_\lambda$.

Singularités canoniques et critères d'uniréglage

Tout comme dans le cas absolu (celui des variétés),  il faut travailler avec une classe suffisamment raisonnable de singularités si l'on veut mener à bien une classification dans  l'esprit de la théorie de Mori. Une classe particulièrement adaptée est celle des singularités canoniques. Baptisées ainsi par analogie au cas absolu, elles apparaissent par exemple comme modèle de réduction des singularités de feuilletages sur les surfaces après éclatements. Dans le cas où $K_F=0$, on ne sait pas dire grand chose quand le feuilletage comporte des singularités non canoniques hormis que les feuilles sont couverte par des courbes rationnelles (uniréglage feuilleté). Ce point peut se déduire en partie d'un critère d'uniréglage établi récemment par Frédéric Campana et Mihai Paun [4]. Par exemple, on peut vérifier que le feuilletage  "linéaire" $F_\lambda$ est à singularités canoniques si et seulement si $\lambda$ est irrationnel. Dans le cas contraire, $\lambda=\frac{q}{p}$,  on vérifie bien que $F_\lambda$ est défini par le pinceau de courbes rationnelles $x^p y^q=\mbox{Constante}$.  

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Structure feuilletée à la Beauville-Bogomolov

Dans [8], Frank Loray, Jorge Vitorio Pereira et Frédéric Touzet démontrent le

Théorème : Soit $F$ un feuilletage de codimension $1$ à singularités canoniques et à fibré canonique numériquement trivial sur une variété projective $X$. Alors, quitte à passer à un revêtement étale fini, $X$ est un produit  $Y\times Z$ où $K_Y$ est trivial, et $F$ est l'image inverse par la deuxième projection d'un feuilletage $\mathcal G$ sur $Z$ dont le faisceau tangent est trivial.

Plus généralement, on s'attend à une description similaire en codimension arbitraire sur une variété Kähler. Un des ingrédients majeurs de la preuve du théorème ci-dessus consiste à remonter sur la variété d'origine $X$ des informations héritées de la caractéristique positive telle que la propriété de fermeture. Ce résultat vient d'être généralisé par Stéphane Druel [7] au cas des variétés projectives singulières. Dans la même veine, signalons le travail antérieur [1] de Araujo et Druel sur la structure des feuilletages de Fano (anticanonique ample), ainsi que le travail très récent [5] de Cascini et Spicer sur la théorie de Mori pour les feuilletages de codimension 1 sur les 3-variétés projectives.

Références

[1] Carolina Araujo and Stéphane Druel. On Fano foliations. Adv. Math., 238 :70–118, 2013.

[2] Arnaud Beauville. Variétés Kähleriennes dont la première classe de Chern est nulle. J. Differential Geom., 18(4) :755–782 (1984), 1983.

[3] Marco Brunella. Birational geometry of foliations. Publicações Matemáticas do IMPA. [IMPA Mathematical Publications]. Instituto de Matemática Pura e Aplicada (IMPA), Rio de Janeiro, 2004.

[4] F. Campana and M. Paun. Foliations with positive slopes and birational stability of orbifold cotangent bundles. ArXiv e-prints, August 2015.

[5] P. Cascini and C. Spicer. MMP for co-rank one foliation on threefolds. ArXiv e-prints, August 2018.

[6] Henri Paul de Saint-Gervais. Uniformisation des surfaces de Riemann. ENS Éditions, Lyon, 2010. Retour sur un théorème centenaire. [A look back at a 100-year-old theorem], The name of Henri Paul de Saint- Gervais covers a group composed of fifteen mathematicians : Aurélien Alvarez, Christophe Bavard, François Béguin, Nicolas Bergeron, Maxime Bourrigan, Bertrand Deroin, Sorin Dumitrescu, Charles Frances, Étienne Ghys, Antonin Guilloux, Frank Loray, Patrick Popescu-Pampu, Pierre Py, Bruno Sévennec, and Jean-Claude Sikorav.

[7] S. Druel. Codimension one foliations with numerically trivial canonical class on singular spaces. ArXiv e-prints, September 2018.

[8] Frank Loray, Jorge Vitório Pereira, and Frédéric Touzet. Singular foliations with trivial canonical class. Invent. Math., 213(3) :1327–1380, 2018.

Contacts

Frank Loray est directeur de recherches au CNRS. Il est membre de l’Institut de recherche mathématique de Rennes (IRMAR - CNRS, ENS Rennes, INSA Rennes, Université Haute Bretagne & Université Rennes 1).

Jorge Vitório Pereira est professeur à l’Institut de mathématiques pures et appliquées (IMPA), Brésil.

Frédéric Touzet est professeur à l’université Rennes 1. Il est membre de l’Institut de recherche mathématique de Rennes (IRMAR - CNRS, ENS Rennes, INSA Rennes, Université Haute Bretagne & Université Rennes 1).