Les travaux de Maryna Viazowska
Philippe Michel, professeur ordinaire à l’école polytechnique fédérale de Lausanne, présente les travaux de Maryna Viazovska, professeure ordinaire à l’école polytechnique fédérale de Lausanne, médaille Fields 2022.
Le problème de l'empilement des sphères consiste à déterminer la manière optimale de remplir un espace avec des sphères solides de même rayon. En dimension 2 ou 3, de telles configurations optimales peuvent déjà être observées dans la nature : le pavage hexagonal observé dans les ruches d'abeilles est le meilleur emballage du plan, tandis que l'« empilement d'oranges » que l'on peut trouver dans les épiceries constitue le meilleur empilement de l'espace tridimensionnel.
Le fait qu'il s'agisse d'empilements optimaux est en fait un problème mathématique très profond qui remonte au moins à Kepler et Gauss et qui a attendu le 20e siècle pour être entièrement résolu : par Làszlo Fejes Toth pour le plan (1953) et par Thomas Hales pour l'espace tridimensionnel (1998), ce dernier faisant 250 pages et faisant largement appel aux calculs informatiques. Le problème est resté non résolu dans toute dimension supérieure jusqu'à très récemment.
Ce fut donc une surprise considérable1 lorsque, en 2016, Viazovska publia sur arXiv sont travail The sphere packing problem in dimension 8 dans lequel elle résolvait le cas de la dimension. Cet article a depuis été publié dans Annals of mathematics en 2016.
De plus, environ une semaine plus tard, Maryna Viazovska, en collaboration avec Henry Cohn, Abhinav Kumar, Stephen D. Miller et Danylo Radchenko, publiait The sphere packing problem in dimension 24, paru dans le même numéro d’Annals of mathematics en 2016.
La solution est aussi belle que le problème lui-même : en 2003, Henry Cohn et Noam Elkies avaient identifié les configurations optimales probables pour ces deux dimensions et fourni une manière générale d'attaquer la question en la réduisant à un problème de programmation linéaire dans l'espace de Schwartz dans $\mathbb{R}^n$ pour $n = 8, 24$, mais ils n'ont pas réussi à prouver leur affirmation2 . En dimension 8, les sphères devraient avoir leurs centres sur les sommets du réseau $E_8$, tandis qu'en dimension 24, les centres devraient se trouver sur les sommets du réseau de Leech. Ces deux réseaux comptent parmi les plus beaux objets mathématiques jamais découverts, possèdent des structures très riches et apparaissent dans de nombreux domaines des mathématiques (théorie des groupes finis, théorie des représentations, physique mathématique, théorie des nombres, ...). Aussi belles qu'elles soient, leur structure n'offre que peu d'indices sur la manière de prouver que ces configurations permettent d'obtenir des empilements de sphères optimaux, et c'est la clé manquante que Viazovska a fournie. Pour ce faire, elle s'est appuyée sur ses connaissances approfondies de la théorie des nombres, et en particulier sur la théorie des formes modulaires et quasi-modulaires, pour résoudre un problème d'interpolation apparemment insoluble : trouver une fonction de Schwartz non nulle qui, avec sa transformée de Fourier, s’annule en les racines carrées des entiers pairs. Cela fournit la clé pour faire fonctionner la méthode générale de programmation linéaire de Cohn et Elkies. Sa preuve pour la dimension 8 est un tour de force technique totalement inattendu, que plusieurs mathématiciens éminents (par exemple Thomas Hales qui a résolu le problème en dimension 3, la conjecture de Kepler) ont qualifié de Ramanujanesque, d'après le légendaire mathématicien indien Srinivasa Ramanujan, bien connu pour ses nombreuses intuitions mathématiques semblant sortir de nulle part. La solution du problème en dimension 24 est un peu plus compliquée mais repose sur le même principe et, dans tous les cas, la clé de déblocage provient de la technique que Viazovska a découverte pour la dimension 8. Quelques mois plus tard, Maryna Viazovska et ses collaborateurs montrent egalement que les configurations des réseau E8 et de Leech sont non seulement les meilleurs possible pour le problème d’empilement de sphères « dures » mais egalement pour tout une famille (infinie) de problèmes d’optimisations incluant des interactions a longues distances entre les particules: on parle alors d’optimalité universelle.
La construction des fonctions de Schwartz qui a résolu le problème de programmation linéaire de Cohn et Elkies est restée quelque peu « magique » pour beaucoup. Cette construction a été par la suite abstraite dans un travail conjoint avec D. Radchenko dans la construction d'un nouveau type de formule d'interpolation pour les fonctions de Schwartz (sur la droite réelle) qui va au-delà de la formule classique de Whittaker et Shannon. Dans un travail avec Henry Cohn, Abhinav Kumar, Stephen D. Miller et Danylo Radchenko, Maryna Viazovska a étendu les méthodes de ces trois articles pour aboutir à un autre résultat étonnant. Bien que l’empilement de sphères soit un problème d'optimisation très naturel et très facile à appréhender, il est important (et parfois aussi fondamental) de pouvoir trouver les manières optimales de placer un ensemble discret de points (les centres des sphères) dans l'espace par rapport à d'autres contraintes que celle d'imposer une distance mutuelle minimale : cette question plus générale se pose par exemple en physique ou en sciences des matériaux. Ils ont pu prouver (en renforçant les travaux mentionnés ci-dessus et par un apport d'idées supplémentaires) que les réseaux $E_8$ et Leech sont en fait des configurations universellement optimales, c'est-à-dire optimales pour tout potentiel qui est une fonction complètement monotone du carré de la distance mutuelle Même pour des potentiels très spécifiques, ce résultat a des conséquences frappantes : par exemple, il établit une conjecture de Sarnak-Stromgbergsson concernant la théorie spectrale des tores plats en dimension 8 et 24 datant de 2006.
- 1Il faut dire cependant que Viazovska n'était pas une inconnue dans le domaine de l'optimisation et qu'elle avait été remarquée pour un article en collaboration avec Bondarenko et Radchenko publié en 2013 et résolvant une conjecture de Korevaar et Meyers sur l'existence de plans sphériques.
- 2La méthode de programmation linéaire est vraie pour n général mais il semble -a posteriori- que c'est en dimensions 8 et 24 que la réduction est sans perte.